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j’aime les roses, j’aurai du plaisir à produire des roses, sans réfléchir que pour jouir d’une rose il me suffit de respirer, tandis que pour la produire il me faut faire un travail considérable, qui peut même n’être pas suivi d’effet. Fourier n’a jamais vu dans l’homme que le plaisir; il n’y a pas vu l’effort, ou plutôt il a cru pouvoir supprimer l’un à l’aide de l’autre; c’est une grave erreur en psychologie.

Fourier est venu échouer contre le même écueil qu’Enfantin : je veux dire le problème des sexes. C’est que dans notre société il est beaucoup plus dangereux encore de toucher à la famille qu’à la propriété. Tant qu’il s’agit de satires, de peintures de mœurs, fussent-elles dures et sévères jusqu’à la dernière exagération, ou violentes jusqu’à la crudité et au cynisme, on applaudit parce qu’on aime à voir flageller les vices, et aussi par une certaine complicité secrète de libertinage qui trouve son compte dans la peinture même. Mais dès qu’il s’agit de toucher à cet ordre de choses, quelque hypocrite qu’on le suppose, fort arbitrairement d’ailleurs, on vient se heurter contre des répugnances invincibles. Il y a d’ailleurs une sorte de contradiction à s’armer des désordres qui peuvent existera tel ou tel degré pour en conclure une liberté absolue, en un mot, à généraliser le désordre pour le supprimer.

Fourier a bien senti le danger de cette partie de ses théories. Aussi a-t-il employé, ainsi que son école, le même biais qu’Enfantin. Il a déclaré la question à l’étude, et, tout en la résolvant d’avance de la manière la plus libre, il a ajourné l’application de ses vues à une période indéterminée. En d’autres termes, pour parler familièrement, il a renvoyé le problème aux calendes grecques. Mais il n’en avait pas le droit. Si, en effet, le système est vrai, toutes nos passions, même celle-là, doivent trouver leur satisfaction dans la liberté. Or, comment accorder cette liberté à la passion sans tomber dans la promiscuité? Et comment cette liberté pourrait-elle ne pas aboutir, comme elle a toujours fait, à l’esclavage de la faiblesse par la force, c’est-à-dire de la femme par l’homme? Enfin, comment une passion si exclusive, si jalouse, si dominatrice, pourrait-elle être abandonnée à elle-même sans donner lieu aux luttes et aux haines que l’on prétend supprimer? Sans doute Fourier ne détruit pas la famille dans son phalanstère : il la laisse subsister pour ceux qui en ont le goût. Mais ce goût, il ne l’a pas lui-même. Il parle de la famille en vieux garçon. Il ne voit dans les petits enfans que des objets malpropres et insupportables. Il n’a aucune idée du chez soi, le home des Anglais. Les sentimens si doux et si charmans de la vie domestique lui sont absolument étrangers. C’est encore à ces habitudes cyniques de vieux garçon qu’il faut attribuer ses jugemens satiriques sur les femmes, et cette sorte d’hallucination qui lui fait voir partout des maris de Molière. La vie réelle nous offre