années de travail en commun au Théâtre-Français. Il voyait là un homme et une force, et se sentait attiré en dépit de sa théorie et de ses goûts personnels qui le portaient énergiquement vers un art tout autre : l’art des Musset, des Vigny, des George Sand. Cette force que de loin il condamnait et combattait, saisie ainsi au vif de l’action, en plein mouvement, en plein jeu, triomphait de ses préjugés. Je me réserve, au cours de ces études sur mes contemporains, de dire ici toute ma pensée sur Buloz. En attendant, il m’eût été difficile en parlant de Scribe de ne pas prononcer le nom de l’administrateur éprouvé qui mit au théâtre le Verre d’eau et Une Chitine.
Le caractère du génie de Scribe est de manquer de forme et de types, d’être un génie fluide, point plastique, musical par nature. Ses poèmes d’opéra, que nous classerions au premier rang de son répertoire et qui se distinguent par des qualités d’imagination partout ailleurs absentes, ses poèmes doivent beaucoup aux musiciens, et tandis que l’esprit de Scribe exerçait sur Auber une influence pernicieuse à la longue, l’esprit d’Auber prêtait de son côté vie et couleur à l’ébauche du librettiste, et d’un scénario bien gouverné faisait une de ces œuvres dont la première impression devient tradition et s’implante. Auber était artiste au fond de l’âme, et si l’idée l’eût jamais pris détenir registre de ses variantes, peut-être serions-nous étonnés de la part de librettiste qui devrait lui échoir. N’était-ce pas en effet une lutte sourde et continue entre ce poète qui regardait la musique comme un obstacle à sa pièce et ce musicien jaloux de maintenir ses droits? Plus tard, Scribe, à force de ténacité, l’emportera; quarante années de collaboration et d’empiétemens l’aideront à triompher; mais, avant de se laisser éconduire, avant d’en arriver de guerre lasse à cette période du Domino noir, de l’Ambassadrice, de la Sirène et de Marco Spada, où la musique paraît décidément quitter la place à la comédie d’intrigue, Auber se défendra, quoique sans trop de suite, et comme on dit, avec des hauts et des bas. Nous le verrons, après avoir, sous le vent de la Muette, vaillamment affirmé son art dans Fra Diavolo, faiblir dans Lestocq et le Cheval de bronze, se relever, fléchir de nouveau, puis, insensiblement se laisser conquérir, ne plus combattre que par soubresauts, — le premier acte d’Haydée, l’ouverture et le troisième acte des Diamans de la couronne, l’acte du désert dans Manon Lescaut, — et définitivement se résigner à n’écrire plus que de la petite musique en grand musicien. Et cela pour faire plaisir à son ami Scribe, qui, soit dit en passant, n’eut point si bon marché de Meyerbeer. Robert le Diable et les Huguenots sont, comme la Muette, des drames qui dépassent de beaucoup la portée