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libre concurrence. Chez Scribe, l’émotion patriotique tient moins de place, et l’on peut dire que ce que dans la Muette il nous en montre vient de Béranger; il n’a pas non plus, et je l’en félicite du fond de l’âme, le culte sentimental du grand empereur ni ce vieux refrain de la blouse armée, accompagnement obligé de la légende napoléonienne; pour tout le reste, c’est le même personnel et la même chanson : le soldat, le banquier, le sénateur, le député, l’artiste et le sexe enchanteur. En ce sens, Béranger et Scribe ont encore cela de commun qu’ils sont bien tous deux de tradition française et ne doivent rien au génie de l’étranger dont les romantiques se sont inspirés, aidés, souvent plus que de raison. Ce poète, mort pauvre après avoir usé sa vie à scander, à rimer quatre ou cinq volumes de petits vers laborieusement faciles, et cet infatigable et richissime négociant en produits dramatiques de toute espèce, ce millionnaire académicien et décoré, et ce Diogène, qui écartait de son tonneau les puissans du monde apportant l’or et les honneurs, deux esprits de même souche, deux bourgeois vivant au cœur de leur public, et d’autant plus applaudis, adoptés et gâtés que ce public ne se sent pas dominé par eux. Scribe n’a le temps de rien; cet homme ne vit pas, il produit : cent représentations et 100,000 fr. de droits d’auteur, voilà le but! Mais qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles, ma critique n’atteint ici que le système. Scribe n’en était pour cela ni avare ni cupide. Ce besoin de gagner de l’argent entrait dans la loi même de son activité, il ne se représentait le succès que sous cette espèce; car jamais on n’eut la main plus ouverte et plus généreuse. Sur ce point, Auber ne le valait pas. Très humain[1], très serviable à l’égard de ses confrères, il mêlait parfois à son obligeance l’ironie du philosophe. Un jour que Buloz, alors au Théâtre-Français, se plaignait des visites obsédantes d’un auteur : « Voulez-vous que je vous donne un moyen de vous en débarrasser, lui dit Scribe; faites comme moi, prêtez-lui 500 francs, et vous ne le reverrez plus que dans six mois, quand il croira ou feindra de croire que sa dette est oubliée; c’est environ 1,000 fr. par an qu’il vous en coûtera, comme à moi, et vrai, pour se délivrer d’un fâcheux, ce n’est pas trop ! » Buloz avait conservé le meilleur souvenir de ses relations avec Scribe pendant leurs

  1. cette charité de premier mouvement lui sauva même la vie. Un matin, un individu besoigneux se présente à l’hôtel de la rue Olivier-Saint-Georges, il expose sa demande, Scribe après l’avoir écouté ouvre un tiroir et lui remet cinq louis. On frémit à la pensée que cet homme de lettres misérable, disons tout court, ce misérable s’appelait Lacenaire. Lui-même raconta plus tard en cour d’assises qu’à la vue de ce tiroir plein d’or tous ses instincts de meurtre s’étaient éveillés, et que, placé comme il l’était, debout derrière Scribe, il allait agir du couteau quand la magnificence du présent le désarma.