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pour ne citer que les plus illustres. Parmi ses compatriotes, nous avons pu également relever chez plusieurs de ses contemporains et jusque chez son maître cette préoccupation du clair-obscur que la nature même au milieu de laquelle ils vivaient devait leur inspirer. Les grandes luttes des nuages dans les vastes étendues du ciel, ou dans le miroir des eaux qui les reflète, le sourire furtif d’un rayon de soleil, la décroissance ou l’accumulation des ombres, tous ces accidens variés de la lumière attirent involontairement le regard au milieu de ces plaines basses de la Hollande, où la terre ferme n’offre bien souvent qu’une bande mince et sombre, resserrée entre deux claires immensités. C’est un spectacle toujours vivant et, dès son jeune âge, dans les campagnes qui avoisinent Leyde, Rembrandt l’avait eu sous les yeux. Mais ce n’est là, à tout prendre, que le côté pittoresque et en quelque sorte extérieur du clair-obscur. Pour marquer dans ces contrastes ou ces épanouissemens de la lumière une correspondance avec nos sentimens, pour découvrir et suivre à travers ses dégradations infinies les résonnances qu’elle peut éveiller en nous, pour étendre enfin au monde moral ces analogies secrètes qui sont l’honneur suprême de l’art, mais dont la nature ne nous offre jamais qu’un écho affaibli, il ne fallait pas moins que l’accord d’une sensibilité exquise et d’un talent supérieur.

A cet élément que d’autres avaient pu employer, mais dont ils n’avaient pas compris les ressources, Rembrandt seul a donné sa complète signification. Nous savons par quelle intime rénovation de tous les élémens de son art il y est arrivé. Sur des œuvres trop peu connues, nous avons aimé à relever l’imprévu de ses compositions, l’éloquence de ces attitudes saisies d’un jet, mais dans lesquelles le visage, les mains, toute la personne enfin manifestent l’énergie de la passion. L’effroi, la pitié, le respect, la ferveur d’une prière qui part du fond de l’âme, les grands recueillemens ou les angoisses de la mort, les regards encore vagues et les gestes hésitans de la vie qui rentre dans un corps qu’elle avait abandonné, toutes les énergies et toutes les nuances des sentimens les plus divers, nous les avons trouvées exprimées par ce maître étrange et puissant qui, jusque dans les plus subtiles combinaisons d’un art très raffiné, reste si profondément humain, et qui communique à la peinture elle-même quelque chose du mouvement et des tressaillemens de la pensée.


EMILE MICHEL.