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exprimer sous des traits sensibles ce qui de sa nature est immatériel et insaisissable. L’infini attire ces audacieux, et l’idéal rêvé fuit à chaque instant devant eux. Cependant, inassouvis, haletans, ils s’acharnent à la sublime poursuite, et parce que le sentiment qui les pousse existe en germe au fond de toute âme humaine, ils évoquent en nous les pensées dont ils sont remplis. Est-il besoin de le dire, leurs œuvres sont inégales, excessives, peu conformes aux traditions ; mais les accens grandioses par lesquels ils traduisent leurs ardeurs ou leurs défaillances, ces accens leur appartiennent bien. Ce ne sont pas des formules vides ou banales; ils y ont mis le plus pur de leur substance. Rarement ils ont goûté les joies de notre terre : ils vivent dans la retraite, plus jaloux de leur indépendance que des applaudissemens d’autrui. « Je ne cherche pas les honneurs, disait Rembrandt, mais la liberté. » Le travail solitaire, le noble tourment des aspirations sans limites, les perplexités et les déceptions que réserve l’exécution d’une œuvre qu’on avait rêvée parfaite, voilà leurs grands soucis. Mais jusque dans leurs découragemens ils sont pathétiques, et leur désespoir même reste viril. Ils confessent, ils acceptent eux-mêmes l’impuissance de leur art, et, par une inconséquence qui nous vaut des chefs-d’œuvre, leur art est tout pour eux. Les plus vieux sujets, ceux que l’on pouvait croire rebattus, épuisés, ils les rajeunissent par ce souille de vie qu’ils communiquent à tout ce qu’ils touchent, et ils nous en présentent des images à la fois saisissantes et nouvelles. Ils trouvent à la nature des beautés que leurs devanciers n’y ont point soupçonnées, et ils cherchent à surprendre ses secrets. Mais bientôt la nature elle-même ne peut plus les satisfaire, car ils vont vite au bout de tout : ils veulent toujours voir au delà. Après être devenus par le talent plus que les égaux de leurs contemporains, ils semblent tenir peu de compte du talent qu’ils ont acquis et mépriser toute cette science apprise. Sans y songer, et comme s’ils n’avaient à cœur que d’exprimer ce qu’ils sentent, ils plient à leur usage les procédés anciens et ils découvrent aussi des moyens qui leur sont propres pour manifester leur pensée. Ce sont des créateurs, et, au vrai sens du mot, des poètes.

Rembrandt fut un de ces novateurs. Tour à tour arrêté et flottant, mystérieux et ingénu, délicat et fort, aussi souple que tenace, très spontané et très réfléchi, son génie a bien des faces. Il ne se révèle pas tout d’un coup, et à vouloir envelopper son unité complexe dans un de ces jugemens sommaires auxquels se complaît l’opinion, on courrait grand risque de l’amoindrir. On a cru lui faire honneur en lui attribuant l’invention du clair-obscur, sans penser que d’autres s’en étaient servis avant lui : Léonard, Corrège,