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Cassel surtout est riche en œuvres de cette époque. Dans le portrait (daté de 1655) d’un guerrier couvert de son armure et tenant de ses deux mains une lance, l’effet est énergiquement accusé. Ainsi encadré par des ombres vigoureuses, par le ton puissant de l’armure et par la forêt de cheveux noirs qui le couronne, ce pâle visage ressort mieux encore, et l’expression de tristesse et de souffrance peinte sur ses traits contraste avec leur mâle beauté. La force des oppositions ne va pas cependant ici sans une certaine dureté. C’est au contraire la modération de l’effet et surtout la blonde transparence des colorations qui caractérisent le Porte-Étendard, du même musée[1], un soudard hollandais, de robuste encolure et à tous crins, dont la face vulgaire et rubiconde n’offre pas d’ailleurs grand intérêt. Dans le Géomètre, qui se trouve également à Cassel, le parti pris est le même; mais la distinction plus haute du modèle, en même temps qu’elle a mieux inspiré le peintre, ajoute pour nous au charme de son œuvre. Ce géomètre est un vieillard à barbe grise, dont les cheveux, gris aussi, rares et flottans, forment comme une auréole au-dessus de son front. D’une main, il tient une plume, de l’autre une équerre. Enveloppé dans une souquenille rougeâtre et bordée de fourrure, le vieux savant semble absorbé par l’idée qu’il poursuit. On croirait qu’il l’entrevoit et qu’il est sur le point de la fixer. Rembrandt, qui d’ordinaire sait donner au regard de ses personnages une force de pénétration si intense, a cette fois tourné vers le dedans cette force, et admirablement exprimé ainsi la concentration intérieure du travail de la pensée.

Le maître en est venu maintenant à résumer en quelques traits une physionomie et à préciser son caractère, en ajoutant à la représentation de la vie physique ces particularités morales qui paraissent insaisissables et qu’il fixe pourtant avec la délicatesse et l’audace qui sont propres à son génie. De telles indications, il est vrai, ne peuvent se produire que d’une façon discrète dans un portrait. Elles sont tout à fait à leur place et elles ont tout leur prix dans des compositions où le jeu des sentimens humains devient le principal élément d’intérêt. C’est à leur expression que Rembrandt s’attachera désormais en reprenant, avec la simplicité et la grandeur qui leur conviennent, ces sujets sacrés dont parfois il compromettait la gravité par ses recherches de costumes et d’accessoires, par ses architectures fantastiques, par toute cette défroque et ce pittoresque d’un Orient de convention qu’il tenait à y introduire. Peut-être sa ruine a-t-elle, sur ce point, profité à son talent, peut-être

  1. Une répétition plus colorée de ce porte-étendard se trouve à Paris chez M. de Rothschild, et le cabinet de Dresde possède le dessin qui a servi d’étude pour ces deux tableaux.