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des tempéramens humains, et il atteint, dans la Pièce aux cent florins par exemple, une puissance d’expression que nous ne lui avions pas encore vue. Mais pour la peinture de ces mêmes scènes, il va entrer dans des voies nouvelles et, restreignant le nombre des personnages, il préférera aux épisodes compliqués qu’il recherchait autrefois des données plus simples avec lesquelles il pénètre plus profondément dans la poésie de son sujet et la manifeste avec plus d’éloquence. Dès 1641, le Sacrifice de Manué, du musée de Dresde, marque dans ce sens une véritable révolution. A genoux et de grandeur naturelle, le vieillard et sa femme sont prosternés en présence des entrailles fumantes de la victime qu’ils viennent d’offrir en holocauste. Ils paraissent saisis d’une respectueuse frayeur à la vue d’un ange envoyé de Dieu qui, devant eux, s’élève dans les airs avec la fumée du sacrifice. Par malheur, cet ange est tout à fait grotesque. Les ailes dont il est affublé seraient impuissantes à soutenir son corps disgracieux et massif. Sa tête est gauchement coiffée d’une épaisse couronne et la tunique blanche dont il est revêtu se fronce autour de lui en plis égaux et symétriques. Mais les deux vieillards en prières sont admirables : c’est bien du fond du cœur que ces bonnes gens remercient le ciel d’une faveur dont leur modestie semble confuse et presque alarmée. N’était cette malencontreuse figure d’ange, bien faite pour étonner chez le peintre qui a imaginé la fulgurante apparition de l’ange Raphaël dans le Tobie du Louvre, nous serions en face d’un des plus purs chefs-d’œuvre de Rembrandt. L’harmonie sobre de la couleur, la noblesse des deux personnages, la simplicité de la composition, la largeur du faire qui s’est proportionné à la taille de la toile, tout ici est dans un juste accord et annonce la maturité.

Les œuvres en effet se pressent désormais nombreuses et variées, aussi remarquables par l’élévation de la pensée que par l’ampleur magistrale de l’exécution. Tels sont au Louvre, avec la date de 1648, le Bon Samaritain et les Pèlerins d’Emmaüs. Un beau dessin du cabinet de Dresde nous montre une variante de cette dernière composition. Le Christ vient de disparaître ; mais, par une invention bien digne du génie de Rembrandt, une vive lumière persiste au-dessus de la place qu’il occupait et illumine la modeste chambre. Les disciples manifestent leur étonnement, et l’un d’eux, debout, comme terrifié à la vue du prodige, se serre avec effroi contre la muraille. Ce rôle mystérieux attribué ici à la lumière, nous le retrouvons avec une signification plus émouvante dans une peinture du musée de Brunswick : le Christ apparaissant à Madeleine (1651). Seule, couverte de vêtemens de deuil, tout entière à sa désolation et poussée par je ne sais quel pressentiment, Madeleine