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Rapt de Ganymède, dont la trivialité semble une gageure, et qui, signé d’un nom moins illustre, ne mériterait pas notre attention, La singulière altitude de ce gamin surpris en pleine maraude par le maître des dieux, et qui, enlevé dans les airs, tient encore à la main les cerises qu’il dérobait aux arbres voisins, la vulgarité de son visage, les formes charnues que découvre sa chemise retroussée, la façon impossible à dire dont se traduit son effarement, tout ici semblerait la plaisanterie un peu grasse de quelque Lucien du nord qui s’égaierait sur l’Olympe, et comme une anticipation aventurée des charges de l’opérette moderne. Mais Rembrandt, paraît-il, ne plaisante pas; M. Vosmaer nous l’affirme, et Rembrandt lui-même a pris soin de nous en avertir dans les deux dessins que nous trouvons à Dresde même, au riche cabinet des estampes, et dans lesquels il a par deux fois, avec peu de variantes et sans grand profit, cherché sa composition. L’inaptitude à traiter de tels sujets n’est point, nous l’avons vu, particulière au grand maître. Dans l’école hollandaise, pas un, que nous sachions, n’y a réussi. En Flandre, Rubens lui-même, avec toute la souplesse de son génie, lui qui connaissait l’Italie et qui avait vécu dans un commerce étroit avec les peintres de l’élégance et de la beauté, Rubens ne s’est pas toujours tiré à son honneur de ses emprunts à la fable antique. Rembrandt du moins n’est pas revenu souvent à ces données. Elles ne tiennent qu’une place minime dans son œuvre, et sa Danaé, datée de 1636, qui est à l’Ermitage[1], n’est pas de nature, dit-on, à augmenter nos regrets.

Si la mythologie n’a pas réussi à Rembrandt, la Bible, au contraire, a été la source de ses constantes et, à la fin, de ses plus hautes inspirations. De bonne heure elle l’avait attiré; il en faisait sa lecture favorite et il y revenait souvent en s’arrêtant aux épisodes qui convenaient le mieux à la nature de son talent et aux dispositions de son esprit. Ces sujets sacrés ne lui avaient d’abord fourni que des thèmes compliqués dans lesquels l’agencement des lignes et l’effet semblaient surtout le préoccuper. La dimension restreinte de ces premières compositions, où il introduisait de nombreux personnages, ne lui permettait guère d’aborder l’expression individuelle des sentimens humains. Déjà sans doute, dans les diverses scènes de la vie du Christ que, de 1633 à 1639, il exécute pour le prince Frédéric-Henri[2], apparaissent quelques figures touchantes où se lisent la compassion, l’amour, les douleurs de l’abandon et les brisemens de l’agonie. Mais le plus souvent, c’est par l’arrangement

  1. Si tant est que ce soit une Danaé : M. Bode en effet croit que Rembrandt a voulu représenter la fiancée de Tobic.
  2. Ces tableaux sout maintenant à Munich (Voyez la Revue du 15 décembre 1877).