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dehors de la politique, on ne vit pas en dehors du siècle, et ce que nous venons de dire des peintures italiennes s’appliquerait également à cette œuvre de patriotisme révolutionnaire issue de la collaboration de deux hommes d’esprit qui n’étaient ni des révolutionnaires ni des foudres de patriotisme. Reportons-nous à cette heure extraordinaire de 1828. En musique, en poésie, en peinture, un grand siècle s’annonce, il fait mieux, il se donne; ne parlons ni des expositions ni de ce qui se publie, oublions Ingres et Delacroix, Lamartine et Victor Hugo, Vigny, Musset, Michelet et George Sand, tenons-nous en aux musiciens et comptons s’il vous plaît les partitions qu’a produites cette période de dix ans qui de 1828 s’étend à 1838. La Muette d’abord, puis en 1829, tout de suite, coup sur coup, chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre, Guillaume Tell en 1830 et Robert le Diable en 1831. Nommons encore, pour que la liste soit complète, Zampa, Gustave, la Juive, Guido et Ginevra, les Huguenots, le Comte Ory, la Fiancée, Fra Diavolo, ouvrages qui presque tous ont survécu et dont un, les Huguenots, est resté l’opéra du siècle. À cette révolution dans l’opéra moderne accomplie sur notre scène de la rue Le Peletier trois maîtres de nationalités diverses : un Français, un Italien, un Allemand, Auber, Rossini, Meyerbeer, ont concouru à tour de rôle; mais à l’auteur français revient l’honneur de s’être inscrit le premier en ligne et d’avoir rompu avec la tradition du vieux style académique. Pour la première fois le chœur secoue sa chaîne et se mêle à l’action, héros lui-même dans le drame auquel il n’avait jusqu’alors servi que de figurant. Ces Grecs et ces Romains de Sacchini et de Spontini, les voilà du jour au lendemain sortis de l’abstraction, entrés dans la vie; l’art nouveau, comme un autre Dédale, dénoue leurs membres, affranchit leurs voix; regardez-les se mouvoir, ils ont conscience de leurs attitudes, de leurs gestes ; écoutez-les chanter l’hymne du matin sur la grève ensoleillée, évoquer au bruit du tocsin le dieu des batailles, il n’y a pas à dire, ce ne sont plus là des automates, ce sont des hommes; novus rerum nascitur ordo. Le peuple s’emparant de la scène exclusivement réservée aux seuls descendans d’Atrée, d’Enœas et de Dardanus, des pêcheurs et des lazzaroni promenant leurs pieds nus devant ce public habitué à ne connaître que des guerriers en cothurne et casqués d’or, des pontifes mitres et des princesses, filles, femmes et sœurs de tant de rois ! qu’aurait pensé de cela Voltaire, lui qui trouvait que Shakspeare faisant parler les Romains comme des hommes ravalait la majesté de l’histoire : « Cela est naturel, oui, mais c’est le naturel d’un homme de la populace, et ce n’est pas ainsi que parlaient les hommes de la république romaine. » Le fait est que la transformation parut violente, et les témoins de l’époque