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l’œuvre des écoliers ou des gens du peuple, en contiennent souvent des vers. On la savait donc par cœur, on la citait volontiers, et les illettrés même en connaissaient quelque chose. Il est donc probable que, dans une ville où Virgile paraît avoir été populaire, on aurait aimé à voir représenter sur les murs des maisons quelques-unes des scènes qu’il a décrites. Si les peintres ne l’ont presque jamais fait, s’ils ont si rarement mis sous les yeux des Pompéiens des sujets empruntés à leur poète favori ou des souvenirs de leur histoire nationale, c’est que l’art qu’ils pratiquaient était resté grec, qu’on le savait enfermé dans ses traditions et ses habitudes, et qu’on ne lui demandait pas d’en sortir.

Il n’en fut pas de même de la poésie, et c’est ce qui la distingue le plus de la peinture. Grecque aussi d’origine, elle consentit de bonne grâce et presque dès le premier jour à devenir romaine. Nævius emploie les formes de l’épopée homérique à célébrer les héros de l’ancienne Rome ; la muse de Sophocle chante les exploits de Décius, de Paul-Émile, de Brutus. Ce mélange arrive à sa perfection dans Virgile : nulle part les traditions des deux pays, le génie des deux peuples, les deux antiquités ne se sont plus harmonieusement unies que dans son poème, et c’est ce qui en fait l’admirable beauté. À ce moment, Rome paraît plus fière que jamais de son passé et plus occupée de son histoire. L’empereur, qui lui a pris la liberté, excite en elle l’orgueil national. Il lui montre sans cesse, pour occuper son imagination et prévenir ses regrets, l’immensité de son territoire, qui s’étend jusqu’aux limites du monde civilisé, et lui rappelle la manière héroïque dont elle l’a conquis. Pour dissimuler la nouveauté de ses institutions, il s’entoure, de tous les grands hommes de l’ancien temps, se met dans leur compagnie et se présente hardiment comme leur continuateur. Une sorte de mot d’ordre fut donné à tous les poètes contemporains de mêler à l’éloge du prince celui des héros de la république et les souvenirs de l’ancienne Rome. Aucun d’eux ne se dispensa de le faire. Les plus futiles mêmes, qui ne s’étaient jamais occupés que de leurs amours, prirent un ton plus grave et mêlèrent à leurs vers légers des chants patriotiques. Properce, en homme avisé, avait réglé d’avance l’emploi de toute sa vie. Il comptait « quand l’âge aurait chassé les plaisirs et semé sa tête de cheveux blancs, s’enquérir des lois de la nature, chercher comment se gouverne cette grande maison du monde, étudier les principes qui dirigent le cours de la lune, d’où viennent les éclipses et les orages, pourquoi l’arc-en-ciel boit les eaux de la pluie, quelle est la cause des agitations souterraines qui font trembler les plus hautes montagnes » ; en d’autres termes, il voulait rester un véritable alexandrin jusqu’à la fin de ses jours, et se proposait