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était arrivé, et l’adoption définitive du bill était imminente. Les conditions de la vie politique allaient donc être changées; une nouvelle invasion d’élémens inconnus allait détruire l’équilibre des forces parlementaires, effacer peut-être les anciennes divisions des partis et donner lieu à des combinaisons imprévues. Sans doute il y aurait une place à prendre et un rôle à jouer pour les hommes jeunes et instruits auxquels l’absence d’antécédens laisserait toute liberté d’action.

La tentation devait être irrésistible pour M. Disraeli. Débutant dans la vie à une époque d’extrême fermentation, où des questions politiques de la plus haute gravité étaient débattues avec une ardeur sans égale et formaient presque l’unique sujet d’entretien dans les salons et jusqu’au sein des plus humbles foyers, comment serait-il demeuré indifférent à ce qui passionnait tous les esprits autour de lui ! Mille traits épars dans le Vivian Grey prouvent qu’il avait étudié avec soin le mécanisme des institutions anglaises et que les combinaisons de la stratégie parlementaire avaient dû souvent être dévoilées et analysées devant lui. Il se savait le talent d’écrire; il se sentait le talent de parler; il était mieux doué, plus instruit, plus actif, plus laborieux que la plupart des hommes politiques qu’il avait rencontrés dans les salons; pourquoi ne jouerait-il pas un rôle aussi bien qu’eux? A quoi conduisaient les lettres en Angleterre? A rien, pas même à la fortune, pas même à l’indépendance. Heureusement pour lui, la sienne était assurée par la modeste aisance qu’il pouvait attendre après son père et après son grand-père maternel; mais que de gens de talent ne voyait-il pas vivre péniblement de leur plume, s’ils ne voulaient être les esclaves des libraires ou les parasites des grands seigneurs? En quelle médiocre estime Byron avait-il été tenu pour n’avoir voulu être qu’un poète, quand il avait le droit de haranguer les lords sur la question des sucres et sur la balance du commerce? Quand Moore luttait contre la pauvreté, était-ce à ses vers ou à ses millions que Rogers était redevable de son crédit? Dans le plus cher de ses amis, dans Bulwer, était-ce l’auteur de romans agréables et émouvans que les salons accueillaient avec empressement? n’était-ce pas le baronnet et surtout le membre du parlement? Non, les lettres étaient impuissantes à élever un homme qui n’avait pour lui ni la fortune ni la naissance : la politique pouvait seule renverser la barrière artificielle que les préjugés et la constitution aristocratique de la société anglaise opposaient à l’essor du mérite, et elle permettait toutes les ambitions. Ne pouvant être ni soldat ni légiste pour se frayer la route de la chambre des lords, il fallait forcer la porte de la chambre des communes.

Sous quelle bannière se rangerait-il? Serait-il whig ou tory?