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sont depuis longtemps descendus dans la tombe : le nom même de la plupart est ignoré de la génération actuelle, et Vivian Grey a conservé des lecteurs : il a été réimprimé aussi souvent qu’aucun des autres ouvrages de M. Disraeli. C’est que ce livre est un tableau plein de vivacité et de vérité de la haute société anglaise, dont les côtés secondaires ont pu se modifier, mais dont le caractère général n’a pas changé. Où les contemporains n’ont voulu voir que la caricature de gens qu’ils connaissaient, les générations suivantes ont vu la peinture de la nature humaine : ce que l’auteur a emprunté aux originaux qui posaient devant lui, ce sont moins les traits accidentels et fugitifs qui donnent un certain relief à une figure, que les traits permanens qui constituent le fond de l’humanité : il a pu faire des portraits, mais il a surtout tracé des caractères. C’est là ce qui a sauvé son livre de l’oubli où tombent nécessairement les œuvres qui n’empruntent leur intérêt qu’à la curiosité ou aux passions du jour.

Le principal personnage du roman est un jeune aventurier, sans naissance et sans fortune, mais plein de confiance dans les dons qu’il a reçus de la nature et dans la puissance de sa volonté, et déterminé à parvenir. Il compte, pour s’élever, mettre à profit l’incapacité, la sottise et la faiblesse de ses contemporains : pour faire des grands seigneurs les instrumens de ses desseins, il flattera leur vanité; il flattera les préjugés et les passions de la foule pour conquérir cet autre levier, non moins puissant que la richesse, la popularité. Il n’embrassera d’opinions, il n’épousera de causes que celles qui pourront servir à sa fortune. Les maximes et les préceptes de conduite que Vivian Grey laisse échapper dans ses confidences formeraient un petit manuel qu’on pourrait intituler l’Art de parvenir, à la condition de n’avoir ni moralité ni vergogne et de ne rencontrer que des dupes. Les ennemis personnels et les adversaires politiques de M. Disraeli n’ont pas manqué de dire qu’il s’était peint lui-même sous le nom de Vivian Grey, révélant avec un cynisme effronté sa résolution de faire fortune et les moyens qu’il comptait employer pour réussir. A l’appui de cette thèse peu charitable, on a relevé tous les détails de l’éducation, de l’entourage et du caractère de Vivian Grey qui paraissent se rapporter à M. Disraeli. C’est à l’aide d’argumens de cette sorte qu’on a voulu retrouver dans Werther l’histoire personnelle de Gœthe, comme si, au début de leur carrière littéraire, de très jeunes écrivains n’ayant fait encore qu’entrevoir le monde, n’étaient pas nécessairement conduits à emprunter à leurs impressions personnelles et à leur entourage immédiat quelques traits du tableau qu’ils esquissent. A vingt-deux ans, M. Disraeli songeait-il déjà sérieusement à embrasser la carrière politique, qui semblait lui être fermée par