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la méchanceté l’indigne, le triomphe de la sottise l’irrite, le ridicule l’agace. Le spectacle que le jeune Disraeli avait sous les yeux n’était pas seulement pour lui une récréation instructive, il était aussi une tentation perpétuelle ; éveillant le démon de la satire qui sommeillait en lui, il surexcitait sa verve malicieuse et faisait affluer à son cerveau un torrent d’épigrammes auquel il fallait une issue. Un jour, M. Disraeli prit la plume, et Vivian Grey fut écrit tout d’un trait.

Ce fut un événement : jamais succès littéraire, n’eut cette rapidité foudroyante et ce retentissement. La cour s’arracha le livre : la ville prit feu aussitôt ; puis ce fut le tour de la province : sept ou huit éditions se succédèrent en quelques semaines. Il ne faut pourtant chercher dans ce roman ni intrigue fortement nouée, ni passions dramatiques, ni scènes émouvantes : c’est une succession d’épisodes à peine rattachés les uns aux autres par le fil le plus ténu; c’est une lanterne magique dans laquelle défilent une foule de personnages dont le nom seul est déjà une épigramme, et dont aucun ne peut intéresser; mais n’avoir point lu Vivian Grey, n’en pouvoir nommer les personnages réels, n’en point saisir toutes les malices, c’eût été se donner un brevet de béotisme et se mettre soi-même en dehors de la bonne compagnie. Aussi le livre fit-il fureur, et sept ou huit clés furent publiées par les journaux ou les revues pour venir en aide à la pénétration des lecteurs.

L’auteur s’est toujours défendu d’avoir voulu faire une galerie de portraits, et la multiplicité des clés dues à la malignité contemporaine suffirait elle seule à le justifier. Des portraits où l’on reconnaît plusieurs personnes ne méritent plus ce noM. Le jeune écrivain avait évidemment emprunté aux originaux qu’il avait sous les yeux les différens traits qui lui avaient servi à composer ses personnages : si les grands seigneurs, les femmes à la mode, les hommes politiques qu’il mettait en scène n’avaient ressemblé à personne de la vie réelle, s’ils n’avaient pas eu le ton, les habitudes, les idées qui avaient cours dans les salons, son livre eût été l’esquisse d’un monde imaginaire peuplé d’êtres de fantaisie, il n’eût pas été une peinture fidèle de la haute société anglaise. C’était l’exactitude du tableau, c’était la vérité de l’ensemble qui conduisaient à rechercher des ressemblances de détail, et à disséquer en quelque sorte les personnages du roman pour retrouver la trace des emprunts que l’auteur avait faits au monde réel.

Si Vivian Grey n’avait été qu’une galerie de portraits et de caricatures empruntée à la société anglaise de 1826, son succès eût été aussi éphémère qu’étourdissant. La malignité des contemporains une fois satisfaite, le livre aurait perdu tout intérêt. Il n’en a rien été : tous les personnages qu’on avait voulu reconnaître