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Quand on voit la façon dont l’Académie française, depuis quelques années déjà, distribue les prix et répartit les distinctions dont elle dispose, on peut juger que les auteurs dramatiques y possèdent assez d’influence et qu’il n’est pas besoin de renforcer leur bataillon. Le prix Jean Reynaud à M. de Bornier ! c’est-à-dire la Fille de Roland, en séance solennelle, proclamée l’œuvre la plus remarquable que la littérature française ait enfantée depuis cinq ans! Mais cela ne serait rien. L’Académie française est maîtresse de son budget, et maîtresse souveraine. Ce qui est plus grave, c’est que la popularité des auteurs dramatiques, — popularité qui n’a jamais été, je crois, plus grande que de nos jours, — tient justement à ce qu’ils s’éloignent de plus en plus de la littérature et de l’art pour verser dans le métier. Grâce à la confusion des genres, et grâce aussi, dans une large mesure, à la liberté des théâtres, ils vont, de plus en plus, où le public les pousse. Préoccupés uniquement de flatter ce maître ignorant et capricieux qu’ils maudissent, dans leur for intérieur, mais dont ils ne sont pas moins les humbles serviteurs, ils lii donnent de plus en plus ce qu’il demande, et non pas ce qu’ils avaient rêvé. Or ce maître ne leur demande pas de l’instruire, ou seulement de l’aider à penser, de le provoquer à réfléchir. A peine leur demande-t-il seulement de l’émouvoir, il leur demande de l’amuser. L’entreprise est difficile, nous le savons : c’est beaucoup d’y réussir; à quel prix y réussit-on? Je crois qu’aujourd’hui nos auteurs y réussi-sent à trop bon marché, semblables en cela d’ailleurs à nos romanciers, j’entends ceux qui sur le marché du feuilleton subissent la loi de l’offre et de la demande. Il y a donc et peut-être y a-t-il bien eu de tout temps deux formes de l’œuvre dramatique, deux sortes de théâtre, le théâtre littéraire et le théâtre industriel, le théâtre, comme on disait autrefois, qui résiste à l’épreuve de la lecture, et le théâtre qui rend tout son effet à la représentation, là, sur les planches, au feu de la rampe, aussi parfaitement insoucieux de la forme et du fond, du style et de la pensée, que préoccupé, selon le vilain mot en vogue, d’empoigner le spectateur. De sorte que, si l’on continue de remplir aussi l’Académie française de nos auteurs dramatiques à succès, un beau matin il se trouvera tout simplement que, de toutes les formes de l’art, la moins littéraire aujourd’hui !a plus voisine d’une industrie patentée, aura véritablement annihilé toutes les autres dans l’Académie française. Ce sera un beau résultat.

Il y a quelques mois de cela, quand disparut M. de Sacy, le dernier des classiques, un écrivain qui ne partageait guère ni les idées, ni les goûts de M. de Sacy, mais qui voulait et qui sut lui rendre justice, W. Scherer, a pu dire tristement qu’avec M. de Sacy « quelque chose finissait. » Quelque chose aussi finira, si l’on met M. Labiche à la place de M. de Sacy, — mais non pas M. Labiche.


F. BRUNETIERE.