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« Charmant ! charmant! dit un père en vantant le gendre de son choix; il est bien mieux que ce Dardenbœuf, qui a l’air d’un charcutier appauvri par les veilles. » Qu’est-ce que cela veut dire et dans quelle langue cela signifie-t-il quelque chose? Un autre, mécontent de la façon dont on l’accueille, s’exprimera de la sorte: « Dites donc... domestique... il me semble que vous pourriez m’annoncer d’une façon... moins carnasière. » Un troisième donnera ses ordres en ces termes : « Apporte-moi une chope de bière, dans laquelle tu émietteras gracieusement un verre de cognac. » Je m’arrête : aussi bien que vous et que moi, M. Labiche sait et sent ce qu’il y a d’insolite, pour ne rien dire de plus, dans de telles façons de parler, dont un volume ne suffirait pas à rassembler les exemples, mais, faites-y bien attention, c’est là qu’il attend son public, et c’est sur ces alliances de mots qu’il compte pour soulever le rire. Il est dans la tradition du genre. Quelques délicats détourneront peut être l’oreille, il n’écrit pas pour eux, mais le parterre rira, et le parterre aura le dernier mot. Et plus un dialogue sera semé de ces sortes de plaisanteries, plus elles éclateront en phrases hétéroclites, en coq-à-l’âne, en calembredaines, plus elles se multiplieront de réplique en réplique, plus elles détonneront avec le caractère ou la condition du personnage et la nature de la situation, plus elles exciteront de grosse gaîté dans la salle, et M. Labiche le sait, et M. Labiche y compte. Que si, par hasard, tirée de trop loin, la plaisanterie ne portait pas coup d’abord, il sait de plus que les interprètes ne se feront faute, et de la souligner, et de la prolonger, et de l’exagérer; car il n’y a rien de moins sacré pour eux que le texte de M. Labiche, il est pour ainsi dire convenu qu’ils y collaboreront, qu’ils retrancheront et qu’ils ajouteront, et leurs plaisanteries renouvelées des tréteaux de la foire ne seront pas toujours celles qui feront le moins rire. C’est encore et toujours la tradition du genre. Essayez maintenant de ramener au naturel tout ce monde du vaudeville et de la force, les Potfleury, les Boisrosé, les Grandcassis, les Beauperthuis, les Chauvinancourt, les Veauvardin, les Bidonneau, tout ce monde caricatural et grotesque déjà sur l’affiche, avant même que d’avoir ouvert, la bouche, émondez, taillez, coupez ces métaphores extravagantes, tempérez l’excès de ces plaisanteries qui frappent d’autant plus sûrement et plus fort qu’elles enferment en réalité moins de sens et que, sortant moins naturellement de la situation, elles sont plus inattendues, c’est tout simplement le genre lui-même que vous aurez détruit. Ce sera comme si vous prétendiez astreindre aux lois de la logique la marche de l’action, comme si vous demandiez que la pièce eût son commencement, son milieu, sa fin? Pourquoi la Cagnotte a-t-elle cinq actes et non pas six? pourquoi le Voyage de M. Perrichon en a-t-il quatre plutôt que trois? Qui le dira? qui pourrait le dire? Personne, assurément, pas même M. Labiche, car s’il le sait et qu’il prétende le dire, et qu’il accepte d’être jugé selon les règles, c’est la