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vouloir abdiquer son individualité, son intelligence, cette intelligence et cette individualité persistent malgré ses efforts; aucune impression ne pénètre dans un cerveau humain qui n’y soit aussitôt déviée et transformée par ce cerveau même, et le plus tyrannique de tous les systèmes est peut-être de se persuader qu’on n’obéit à aucun système.

Essayons donc de voir quel est le système de l’école naturaliste et de quelle interprétation de la réalité, volontaire ou inconsciente, elle procède. Et ici je demande la permission de laisser de côté le chef de l’école lui-même pour jeter un regard sur ses disciples. L’Évangile a dit qu’il fallait juger les arbres d’après leur fruit. Traduit dans le langage de la critique, ce sage précepte peut s’énoncer ainsi : « C’est aux œuvres des disciples que se voit la valeur des théories littéraires. » Quel que soit en effet le système auquel s’arrête et que recommande un artiste supérieur, on peut dire que lui-même n’en est jamais complètement l’esclave : ses doctrines ne représentent qu’une partie de lui-même et pas toujours la plus originale. Tout homme éminent porte en lui plusieurs âmes, on l’a dit, et c’est cette contradiction intérieure même qui fait sa force : si appliqué qu’il soit à réfléchir et à transformer en règles générales ses aptitudes personnelles, une partie de lui-même échappe toujours à sa réflexion, et ce qui lui échappe le plus c’est cette faculté intime, toute inconsciente et intuitive, qui est proprement son génie. Elle a précédé tout système, et aucun système, si faux qu’il puisse être, n’arrive jamais à la gâter entièrement. Un don secret et précieux retient le vrai talent sur la pente, alors même qu’il est tenté d’y glisser; il se garde, même en ses entraînemens logiques, d’aller aux derniers excès.

Les disciples n’ont point de ces retenues, ou si l’on veut de ces inconséquences. Comme ce qui les a séduits d’abord et a déterminé leur vocation, c’est le système, une fois emportés par lui, ils poussent jusqu’au bout. Leur petit doigt pris dans l’engrenage, ils y passent tout entiers. Plus une conséquence de telle ou telle esthétique est terrible et faite pour effrayer, plus ils sont fiers d’avoir été jusqu’à cette conséquence; du moment où elle était nécessaire, le principe une fois admis, ils se font gloire de ne pas reculer devant elle; ils soutiendront, ils estimeront même de bonne foi, que ce qui révolte le plus doit être ce qu’il y a de plus admirable. On ne connaît bien une doctrine philosophique ou sociale que lorsqu’on voit le dernier terme auquel elle a abouti : ainsi l’on ne connaît bien une formule littéraire que lorsqu’on a lu les ouvrages auxquels elle a servi de patron. Rien sans doute n’est à tirer de là contre le talent personnel de M. Zola romancier, talent robuste, qui étonne tour à tour par de grandes qualités et de graves défauts. Mais c’est notre droit de critique d’interroger ceux qui le suivent et se réclament de lui, qu’il encourage et protège, pour juger ce que valent