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en a tiré des choses différentes. Joubert, a cette âme qui avait rencontré un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait, » est un document humain aussi bien que Mme Bovary, ce corps qui a rencontré une âme et qui s’en débarrasse comme elle peut. Il y a toujours eu, il y aura toujours des Joubert et des Mme Bovary. Il s’est trouvé à tous les âges de l’humanité, il ne cessera pas d’y avoir des bons et des méchans, des simples et des raffinés, des êtres nobles et des êtres pervers, des gens d’esprit et des sots, des natures froides et calculatrices et des tempéramens passionnés. Les romantiques eux aussi avaient en leur temps la prétention de représenter l’humanité, et leurs admirateurs pensaient qu’ils y avaient réussi. Si donc le naturalisme apporte réellement, ainsi qu’il l’affirme, quelque chose de nouveau et d’original, ce n’est pas, comme il le dit, ce précepte éternel et vieux comme l’art lui-même de l’observation de la réalité, c’est une certaine façon de faire cette observation, c’est une certaine méthode pour la diriger. Il regarde sous un angle particulier et dans une certaine perspective et les caractères et la vie humaine; il considère de parti pris une série de faits en éliminant tous les autres : il fait son choix systématique et exclusif dans l’immense variété du « document humain. »

Disons le vrai mot : le naturalisme sort bien moins de la nature elle-même que de l’esprit de messieurs les naturalistes. Plus que l’expression de la réalité, il est l’expression de leur esthétique, de leur éducation, de leur philosophie, de leur tempérament, de la constitution de leurs organes. Leur œil est fait de telle façon, leur sensibilité est exercée de telle sorte qu’ils voient uniquement certains faits, qu’ils reçoivent uniquement certaines impressions, et j’accorderai volontiers qu’ils sont parfaitement sincères et qu’il ne dépend pas d’eux de considérer autrement et le monde et la vie; ils imaginent de la meilleure foi possible que la nature est exactement telle qu’elle leur apparaît et que rien n’existe en dehors de ce qu’ils aperçoivent. Ils ont leur candeur touchante. Il est parmi les insectes certaines espèces, comme les abeilles, qui n’ont de flair que pour les fleurs où elles vont butiner leur miel; d’autres espèces ont des curiosités différentes. Peut-être chez les hommes aussi n’y a-t-il le plus souvent, qu’ils aillent ici ou là, qu’obéissance à l’instinct naturel. La chose du moins devrait les rendre modestes. Il n’est sage à aucun d’eux de prétendre qu’il embrasse la réalité tout entière et que rien n’existe hormis ce qui l’attire et ce qu’il découvre. C’est cet important facteur de toute œuvre humaine, la personnalité propre et spéciale de l’individu, que la théorie nouvelle a le grand tort de méconnaître, c’est là même au fond le facteur essentiel dans tous les ouvrages de l’esprit. Quoi que l’on assure, l’artiste ne sera jamais un instrument passif, semblable à l’appareil du photographe qui, mis une fois en face du monde, en reproduit l’image servile : il a beau