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présentent à l’artiste un double écueil, la froideur et le vague, par la difficulté où il est souvent de définir exactement le sens de ses personnages.

Thorvaldsen cependant n’était pas homme à se contenter de ces images banales indéterminées qu’on peut appeler à volonté la Justice, la Vérité ou la Prudence, comme il y en a tant à Saint-Pierre sur les monumens de l’école du Bernin. Esprit juste et lucide avant tout, il avait pour habitude de serrer de près son sujet. Désespérant sans doute de pouvoir définir assez bien par leur physionomie et leurs attitudes les allégories commandées, il les affubla sans façon des attributs les plus païens, plaçant le hibou de Minerve à côté de la Sagesse, jetant la peau de lion sur les épaules de cette Force divine qui regarde le ciel avec amour en croisant les mains sur sa poitrine. Elle foule aux pieds, il est vrai, la massue, symbole de la Force matérielle, mais pourquoi ne foulerait-elle pas aussi la peau de lion? Le symbole, de cette façon, serait complet et ingénieux, et nous n’aurions pas cette bizarre image d’une vertu cardinale sous le manteau d’Hercule. Le hibou n’est pas moins fâcheux à côté de cette vierge pensive qui médite, un doigt sur ses lèvres, dans le livre des saintes Écritures. Et pourtant, nous répondrait le sculpteur, sans ce hibou, la jeune fille pourrait tout aussi bien s’appeler la Méditation. Les exigences du donateur l’amenèrent donc presque fatalement, ou à rester dans le vague ou à nous gâter par cet attirail deux gracieuses figures. Mais le croirait-on? il n’y eut personne alors pour lui montrer sa méprise. L’esprit public était si habitué en ce temps-là à un art tout païen, et la tradition s’était si bien gardée à Rome, depuis la renaissance, de mêler les emblèmes et les souvenirs mythologiques aux images chrétiennes, que l’esquisse des deux Vertus fut adoptée sans discussion. Le hibou, la peau de lion, ne déplurent ni au spirituel et pieux cardinal, ni aux chanoines de Saint-Pierre.

Mais quand il s’agit de la statue même du pontife, les règles canoniques intervinrent, et l’artiste subit une nouvelle sorte d’entraves. On lui refusa coup sur coup deux esquisses. L’une représentait Pie VII dans une sorte d’apothéose, la palme à la main et deux anges soutenant sur sa tête une couronne d’étoiles. Condamné pour cet essai téméraire de canonisation, Thorvaldsen se rabattit sur la vie douloureuse du pape et le figura plongé dans une austère méditation, la tiare à ses pieds. Il cherchait tous les côtés dramatiques de son sujet. Mais c’était là le moindre souci de ses juges. On lui objecta qu’il n’y avait que deux représentations permises des papes sur leurs tombeaux : ou bien agenouillés et en prière, ou bien la tiare en tête et donnant la bénédiction. Ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta comme au plus difficile, ne voulant pas