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par les dehors, sans aucune gêne, sans la moindre prétention. Le statuaire a fondu ensemble ces deux élémens avec une justesse et un art tels, qu’ils semblent inséparables et faits l’un pour l’autre. Plus d’une fois, retrouvant tout à coup le plâtre de la statue dans quelque musée du Nord, cette tête gracieuse et pensive, qui m’apparaissait comme l’image de la Méditation, ces pures et fermes silhouettes me donnaient un instant l’illusion d’un chef-d’œuvre de l’antiquité. Jamais Thorvaldsen ne s’est plus approché de ses maîtres et n’a offert aux sculpteurs un plus fécond sujet d’études sur ces deux points si difficiles, l’art de faire vivre un personnage immobile et celui de dessiner, sous l’harmonie et la souplesse des vêtemens, tous les contours et toutes les richesses d’un beau corps, sans rien ôter à une femme de sa pudique fierté. Voilà ce qu’il pouvait faire et ce qu’il fit chaque fois que, en lui proposant un sujet heureux, on le laissa libre de le traiter à sa guise.

Ce fut encore le cas du Lion de Lucerne, modelé peu après, et le chef-d’œuvre le plus connu du maître danois. Un ancien officier de la garde suisse de Louis XVI, échappé au massacre du 10 août, ouvre dans son pays une souscription pour élever un monument à la mémoire de ses héroïques compagnons. Son idée trouve en Suisse un immense écho, et l’ambassadeur de la Confédération à Rome demande à Thorvaldsen, au nom des souscripteurs, d’exécuter le monument désiré. On n’impose à l’artiste aucun plan, aucun programme : aussi trouve-t-il dans sa pensée une admirable conception, que pas un des donateurs assurément n’aurait imaginée. Il lui arrive la même fortune qui vient d’échoir à M. Dubois et à M. Chapu, chargés, par des comités de souscripteurs, d’exécuter les monumens de Lamoricière et de Berryer. Avec de tels comités, lors même qu’ils ne seraient pas pris dans l’élite d’une nation, un artiste est toujours sûr d’avoir le dernier mot et de suivre sa fantaisie; et c’est ainsi que nos grands statuaires viennent de nous donner deux chefs-d’œuvre. De même Thorvaldsen, après avoir projeté et annoncé un lion en bronze, de dimensions ordinaires, s’en va à Lucerne : il voit, dans le jardin de M. Pfyffer, promoteur de la souscription, un grand rocher à pic et l’idée lui vient de tailler dedans sa composition.

Elle est trop connue pour qu’il soit besoin de la décrire, et peu de voyageurs ont vu sans émotion l’étrange monument dans son cadre sauvage, cette immense niche creusée dans le roc, pour contenir le poétique symbole entre de sombres bouquets de mélèzes, au-dessus d’une eau dormante où se reflète la figure colossale du lion expirant. Songeaient-ils pourtant au Lion de Lucerne, ces hommes d’esprit, critiques d’art officiels et même inspecteurs des beaux-arts, qui relèguent si cavalièrement Thorvaldsen dans les glaces du pôle? La vérité est que, depuis Michel-Ange, jamais le