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princesse, très belle, une grande tournure, et sur son charmant visage une expression unique de douceur, d’intelligence et de fierté[1]. Voilà ce que l’on retrouve sur ce beau marbre, avec une puissance de vie, une franchise et une vigueur de touche qui ne laissent pas douter de la ressemblance et montrent toute l’admiration de l’artiste pour son charmant modèle. Il a représenté la princesse debout, vêtue de cette longue tunique romaine, à manches très courtes et serrées au-dessous des seins, qu’on appelait stola, et, par-dessus la tunique, d’un manteau ou d’une draperie à peine retenue sur l’épaule gauche et qui laisse le buste découvert. L’extrémité de ce manteau est négligemment ramenée par la main gauche sur laquelle s’accoude le bras droit pour appuyer un doigt au menton dans l’attitude de la réflexion. Le corps est porté sur la jambe droite, le pied gauche placé un peu en avant. Il y a là une imitation ou une réminiscence d’un très bel antique du Braccio Nuovo, au Vatican, reconnu pour être l’image de la Pudicité, de cette Pudicité patricienne, symbole de la matrone, qui avait son temple à Rome, non loin de Vesta. L’attitude est la même, le mouvement seul diffère, puisque la statue romaine écarte son voile de la main droite; les draperies d’ailleurs ne se ressemblent nullement, et ces différences suffiraient à absoudre l’artiste moderne. Pourquoi d’ailleurs lui reprocher cette parenté? S’il a égalé son modèle par la noblesse et l’ampleur du style, il l’a surpassé par la richesse des lignes et surtout par l’inspiration et le caractère élevé de sa figure. On peut même lui savoir gré d’une intention qui permet de mesurer, de l’un à l’autre marbre, toute la distance qui sépare, dans leur type le plus délicat, deux civilisations, celle de Rome païenne et la nôtre. C’est d’un côté la femme du gynécée belle et pudique, mais un peu hautaine, un peu froide, ne laissant voir ni la pensée au fond de ses grands yeux, ni sous ses longs voiles les battemens du cœur; de l’autre la patricienne d’aujourd’hui, d’une beauté toute diverse, moins classique peut-être, mais plus attrayante et plus vive : c’est, pour employer le vrai mot, la grande dame, fière sans orgueil, simple et franche dans sa dignité et riche de tous les dons de l’âme[2].

Et pourtant cette figure, d’un accent si moderne, est tout antique

  1. Elle était née comtesse Wilhelmine Marie de Keller, Allemande par conséquent et non Anglaise, comme le disent tous les catalogues. Son mari avait épousé en premières noces la fille de lord Sherborn, d’où l’erreur des biographes de Thorvaldsen.
  2. La princesse était en effet aussi remarquable par son caractère et ses vertus que par sa beauté. Une preuve de sa modestie, c’est qu’on admire au musée de Copenhague l’original même de sa statue qu’elle avait oublié dans l’atelier de Thorvaldsen, après la mort prématurée de son mari ; elle ne songeait qu’à élever dans la retraite sa nombreuse famille, puis fondait elle-même à Saint-Pétersbourg plusieurs établissemens de bienfaisance qui y ont prospéré. Sa mémoire est restée en grande vénération dans le peuple et dans la société russes.