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patriotiques ou religieuses, il faut d’abord, en lui demandant son inspiration, lui fournir la matière même de son travail ou lui en assurer le prix, sans compter la légitime récompense de ses peines. Or, pendant la période qui nous a jusqu’ici occupés, de 1803 à 1818, qui donc aurait fait d’importantes commandes à un statuaire? Quel état, dans l’Europe bouleversée d’un bout à l’autre par la plus effroyable tempête, pouvait consacrer le moindre argent aux monumens publics?

Mais quand le monde eut retrouvé la paix, quand les états, les villes, les particuliers eux-mêmes commencèrent à se relever de tant de souffrances et de ruines, on pensa dans tous les pays à consacrer par des monumens les souvenirs de gloire ou de douleur que laissait l’effroyable tourmente. C’est alors qu’en Angleterre Flaxman et ses élèves travaillèrent pour les héros de leur patrie, tandis que, sur le continent, Canova étant déjà vieux, l’on vint de toutes parts solliciter Thorvaldsen, dont aucun statuaire ne pouvait balancer la renommée. De ce moment, la carrière du Danois fut pour ainsi dire détournée vers un autre but et élargie. Au lieu d’obéir à son inspiration solitaire et personnelle, il lui fallut écouter, pour les répéter dans ses œuvres, les sentimens publics et universels ; et c’est là le véritable rôle des artistes. Dans cette voie nouvelle que l’estime de toute l’Europe ouvrit à son génie, il trouva l’occasion d’appliquer aux sujets les plus divers et les plus grands ses théories et son expérience.

Du temps qu’il vivait parmi les dieux d’Homère, Thorvaldsen avait déjà saisi toutes les occasions de redescendre dans le monde réel et de représenter ses contemporains. En 1815 et en 1818, deux grands seigneurs russes, le comte d’Osterman et le prince Bariatinsky, lui demandèrent le portrait en pied de leurs femmes, et en acceptant cette tâche d’un genre nouveau, l’artiste fut encore guidé par son étoile. C’était une transition toute naturelle des sujets antiques aux figures modernes, puisqu’il modela les deux statues en costume romain et avec raison : la mode du temps se trouvait sur ce point conforme aux lois du style. De ces deux marbres, à vrai dire, le premier, celui de la comtesse d’Osterman, n’est guère qu’une étude incertaine et sans caractère. Mais l’autre, la statue de la princesse Bariatinsky, soit que l’artiste fût déjà plus expérimenté, soit plutôt que le sujet l’inspirât davantage, devint entre ses mains une des merveilles de l’art moderne, une œuvre sans exemple et qui n’aura peut-être jamais un pendant. Car il faut assurément, pour qu’un simple portrait de femme s’élève à cette hauteur idéale, la rencontre fortuite d’un grand artiste et d’un modèle bien extraordinaire.

C’était en effet la plus séduisante personne du monde que cette