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« Comme ils vont être heureux à Lille ! Ils reverront la lune, qu’ils n’ont pas vue depuis deux ans, puisque c’est moi qui l’ai dans ma manche. » M. Hellenbach n’est point fou et ne le sera jamais ; mais il est doué d’une imagination très vive, que sa raison tient en bride, et qui tout à coup s’échappe, bondit et caracole. Après avoir raisonné une heure durant en philosophe émérite, regardant son lecteur avec un sourire mystérieux, il lui révèle qu’il a la lune dans sa manche, et il la lui montre, ce qui ne nuit point à l’intérêt qu’offre la lecture de son livre, où l’agréable se mêle à l’utile.

Son grand principe, qui peut se défendre, est qu’à la longue toute institution, après avoir été utile à l’humanité, lui devient nuisible et ne subsiste plus que par la force d’un préjugé funeste ou ridicule. Il cite à ce propos le mot célèbre de Méphistophélès : « Tout ce qui naît mérite de mourir. » Méphistophélès a dit aussi : « Les lois et les droits s’héritent comme une maladie ; la raison devient absurdité, le bienfait devient fléau ; ton malheur est d’être un petit-neveu. »

Weh dir dass du ein Enkel bist !


M. Hellenbach en conclut que parmi les institutions sociales qui nous paraissent le plus sacrées et le plus nécessaires, il n’en est pas une qui ne soit destinée à périr. Le sauvage se tatoue et se passe une arête de poisson dans le nez ; nous avons renoncé à nous tatouer, mais nous avons un code civil qui oblige celui qui veut avoir des enfans légitimes à se marier. Le jour viendra oui un civilisé qui se marie paraîtra aussi ridicule qu’un sauvage qui se tatoue, M. Hellenbach s’en porte garant. Il confond comme à plaisir les choses qui changent et les choses qui ne changent pas, il se donne l’air d’ignorer qu’il y a dans l’humanité civilisée, au milieu des vicissitudes de ses destins, des lois aussi permanentes que celles qui président au cours des astres. Un enfant intelligent, qui avait lu un résumé de l’histoire universelle, s’écriait en fermant le livre : « Du commencement à la fin, c’est toujours la même chose. » Dans une certaine mesure il avait raison. On n’a pas toujours porté des pantalons, Périclès et César s’en passaient ; mais dans tous les temps l’homme s’est servi de ses jambes pour marcher, parce qu’il avait découvert qu’elles étaient destinées à cela, et il est difficile de croire qu’un jour il marchera sur la tête. Il ne l’est pas moins d’admettre, malgré le témoignage d’un socialiste célèbre, que, quand l’âge d’harmonie régnera sur la terre, l’eau des rivières se transformera en limonade. Hélas ! l’homme ne boira jamais d’autre limonade que celle qu’il aura fabriquée à la sueur de son front.

Ce qui nous étonne aussi, c’est que le même philosophe qui nous enseigne que notre civilisation repose sur des idées fausses puisse se flatter qu’il suffit d’écrire un livre pour faire justice d’erreurs presque