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genre de philosophie sociale qui depuis quelques années à la vogue en Allemagne. L’auteur, M. Hellenbach, a entrepris de démontrer que ce monde ne vaut pas grand’chose, que la société fait fausse route, parce qu’elle prend pour règle de sa conduite des opinions erronées, de vains préjugés. Il démontre aussi qu’en beaucoup de cas la liberté est le plus trompeur de tous les préjugés. Il démontre également qu’il suffirait de deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que tout marchât à merveille. Il y a des hommes qui sont nés pour être poètes, d’autres pour être mécaniciens, d’autres enfin pour être gouvernement. « Ah ! si j’étais gouvernement pendant dix-huit heures, s’écrient-ils chaque soir et chaque matin, le monde serait bien étonné en se réveillant, tant il aurait de peine à se reconnaître. »

Nous avons d’autant plus de plaisir à citer ce livre que l’auteur n’est pas seulement un homme d’un sérieux mérite, mais qu’à beaucoup d’égards il professe des opinions fort modérées. Il se pose en ennemi résolu de la révolution sociale, de tous ceux qui prétendent régénérer le monde par la violence, par le brigandage ; il voudrait qu’on les punît deux fois, et pour le crime qu’ils commettent envers la société et pour le tort qu’ils font à leur propre cause. Il a si peu de goût pour les doctrines subversives qu’il célèbre les bienfaits de la royauté, qui selon lui ne sont pas achetés trop cher par une liste civile de quelques millions. Il estime que la nation française a pu avoir des raisons plausibles de détrôner ses rois, mais qu’elle leur devait une indemnité, attendu que le comte de Chambord a autant de droits à son titre de roi que le premier bourgeois venu peut en avoir à porter le nom de son père et à posséder son héritage. En philosophie comme en politique, M. Hellenbach est juste-milieu. Le matérialisme ne lui revient point ; il se refuse à admettre « qu’une combinaison de matières carbonées puisse en deux ou trois ans produire une machine pensante, sensible et consciente. » Il affirme que tout ne s’explique pas dans ce monde par des cellules qui s’accrochent ou se décrochent, et que la métaphysique aura toujours sa part dans les affaires d’ici-bas. Avec cela, M. Hellenbach est un homme fort instruit, très versé dans les matières qu’il traite. Il a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et il sait écrire. La critique qu’il fait de certaines doctrines témoigne de la solidité et de la justesse de son esprit ; mais après vingt pages qui font grand honneur à sa judiciaire, on en trouve une fort étonnante, comme si sa raison était sujette à de subits déraillemens. Il y avait jadis dans une maison de santé de Paris un pensionnaire venu du département du Nord, qui passa deux années entières sans donner la moindre marque de folie. Le médecin de l’établissement le déclara guéri et décida qu’il fallait le rendre à sa famille. À l’instant même où, l’ayant reconduit à la gare, il se disposait à le mettre en wagon, un éclair passa dans les yeux du fou, qui s’écria :