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étaient justes et croyans, que toutes les femmes étaient chastes, et il s’écriait douloureusement : u Que penseraient nos pères de leurs descendans dégénérés ? » Si la mémoire des hommes était moins courte ou si les morts pouvaient parler, les prédicateurs auraient moins facilement gain de cause ; mais les tombeaux sont muets.

Un romancier célèbre, George Eliot, a publié récemment un livre qui a le titre d’un roman et qui n’en est pas un. Ses lecteurs habituels lui en ont voulu ; ils ont été, selon le mot du poète, aussi désappointés qu’une perruche à laquelle on jette

….. une fève arrangée
Dans du papier brouillard en guise de dragée.


Il ne faut pas que notre déception nous rende injuste. Il y a dans ce livre qui n’est pas un roman une peinture piquante de quelques-uns de nos travers, et nous y trouvons en particulier des observations fort justes touchant ces utopistes rétrospectifs qui voient le passé en beau et leur époque en noir. L’auteur remarque qu’il est fâcheux de ne pouvoir reconnaître les obligations qu’on peut avoir à ses ancêtres sans se laisser aller à déclamer contre le temps présent, qui avec tous ses défauts a du moins le mérite de ménager aux panégyristes raffinés du passé certaines douceurs de l’existence auxquelles ils ne sont point insensibles. « Selon toute apparence, ajoute-t-il, les inventeurs remarquables qui se sont avisés les premiers de creuser des puits ou de baratter le lait pour en faire du beurre, et qui certainement ont été utiles à leur temps comme au nôtre, ont eu le chagrin de se voir comparés avec mépris aux générations antérieures, dont la vertueuse simplicité laissait l’eau et le lait tranquilles. Selon toute apparence aussi, quelque nomade qui avait du goût pour la rhétorique, s’étendant sur le gazon pour y savourer une beurrée contemporaine, a célébré les louanges de ses aïeux, lesquels n’avaient pas encore été corrompus par le lait de la vache. Peut-être même ce nomade, dans un bel accès de dévoûment imaginaire, s’est-il pris à regretter, après avoir avalé le beurre, cela va sans dire, de n’être pas né un siècle plus tôt et de n’avoir pas été mangé pour servir à la subsistance d’une génération plus naïve que la sienne… En vérité, je ne vois aucune bonne raison pour mépriser toute la population présente du globe, à moins que je ne méprise aussi les générations précédentes, desquelles nous avons hérité nos maladies de corps et d’esprit, et par conséquent à moins que je ne méprise mon propre mépris, qui est également un héritage d’idées et de sentimens élaborés pour mon usage dans la grande chaudière de cette vie universellement méprisable[1]. » George Eliot a mille fois raison, et pourtant nous

  1. Impressions of Theophrastus Such, by George Eliot, 1879, pages 29 et 32.