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Cette énorme population pénale se répartit d’une manière très inégale sur les diverses régions de la vaste Sibérie. Le gouvernement de Tobolsk seul reçoit encore près de la moitié des déportés, 8,000 environ pour chacune des dernières années, Tomsk environ 2,500, Jéniseisk 3,500, Irkoutsk un peu moins de 4,000, les territoires du Transbaïkal et de Jakoutsk un peu plus de 500[1]. De 1870 à 1875, on aurait déporté dans la Sibérie occidentale 40,000 condamnés et un peu moins de 36,000 dans la Sibérie orientale, bien que cette dernière, beaucoup plus vaste et beaucoup moins peuplée, semble plus propre à la colonisation pénale. Dans une telle armée de déportés, dispersés sur d’immenses espaces, et la plupart condamnés seulement à un séjour forcé en telle ou telle localité, il n’est pas aisé de toujours maintenir la discipline et d’empêcher les désertions. Aussi y a-t-il souvent un écart considérable entre le chiffre officiel de la déportation et l’effectif réel des déportés. A la date du 1er janvier 1876 par exemple, plus de 51,000 individus étaient inscrits comme colons forcés sur les registres du gouvernement de Tobolsk, et à la même date l’administration locale n’avait pu constater la présence que de 34,000[2]. Dans la province de Tomsk, l’écart était à la même époque de 4,651 personnes. Ces chiffres attestent, avec la négligence d’une administration trop peu nombreuse ou trop mal rétribuée, le peu d’efficacité de cette captivité tant redoutée des étrangers. Dans beaucoup de bailliages (volost) du gouvernement de Tobolsk, le tiers, parfois la moitié des condamnés inscrits sur les registres des communes rurales, avait disparu. Parmi ceux qui restaient, la grande majorité n’avaient ni profession régulière ni occupation constante. Les rapports des gouverneurs généraux le reconnaissent, la paresse, l’ivrognerie, le vagabondage règnent en maîtres dans un grand nombre de ces colonies pénales, qu’on se représente de loin comme menées à la baguette et soumises à une sévère et minutieuse discipline.

En de telles conditions, rien d’étonnant si, dans les provinces servant de lieux de déportation, la criminalité atteint d’effrayantes proportions. Dans le gouvernement de Tobolsk, il se commet en moyenne chaque année un crime par soixante-douze déportés, dans le gouvernement de Tomsk, un par soixante-sept. Pour ces deux provinces, les statistiques judiciaires constatent annuellement près

  1. Ces cfiffres sont empruntés au Golos (n° du 8 juillet 1878.
  2. Sur les 34,293 individus formant en 1876 la population déportée effective du gouvernement de Tobolsk, 2,689 déclaraient n’exercer aucune profession, 1,247 étaient à la charge des communes urbaines ou rurales, 13,226 étaient inscrits sur les registres du dénombrement comme vagabonds, 12,502 étaient affranchis de toute redevance et les arriérés d’impôts pesant sur les autres montaient à 642,000 roubles.