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Nous n’avons pas à chercher ce qu’il peut y avoir d’outré dans des affirmations aussi décidées. La science pénale, comme toutes les sciences qui touchent à la politique, n’a pas, croyons-nous, de solutions aussi absolues. Pour la pénalité comme pour les autres parties de la législation, comme pour toutes les branches de la vie publique, c’est aux faits et aux mœurs de décider ce qui à tel moment de l’histoire convient à tel peuple et à tel état social. Cette réserve faite, nous sommes heureux de reconnaître que dans la Russie contemporaine, en dehors peut-être des assassinats politiques, lorsque le fanatisme révolutionnaire s’attaque systématiquement aux personnes, cette redoutable et répugnante peine de mort ne paraît pas aujourd’hui l’indispensable auxiliaire de l’ordre et de la loi. C’est là une sorte de supériorité dont il est permis aux Russes d’être fiers vis-à-vis des peuples qui ont trop souvent pour eux un injuste dédain. Je ne chercherai point quelles sont les causes qui leur assurent cet avantage. La douceur des mœurs du paysan, en dépit de certains penchans à la brutalité, et plus encore sans doute l’influence de la religion toujours vivante et souveraine dans la masse du peuple, sont pour l’ordre public de plus sûres garanties que la sévérité de la législation et peuvent le plus souvent suppléer au glaive de la loi. En dehors de la Russie, on sera tenté de chercher à ce phénomène d’autres explications. Eh quoi! nous dira-t-on, la peine qui en Russie remplace le dernier châtiment, la peine que la loi fait planer sur de simples délits aussi bien que sur les crimes, la déportation dans les déserts glacés de la Sibérie, ne serait-elle pas aussi efficace que la potence et l’échafaud pour arrêter le bras des malfaiteurs? Si les cours d’assises russes n’ont point besoin de recourir à la peine de mort, n’est-ce point que cet exil dans les affreuses solitudes du nord est pour le commun des hommes un supplice plus cruel et non moins redouté que la mort même?


III.

La Sibérie a dans les deux hémisphères une sombre réputation; elle la doit moins à son climat qu’à la multitude d’exilés de tout âge et de tout sexe qu’elle a engloutis depuis des siècles, qu’aux légendes dont la pitié publique ou l’imagination des écrivains ont entouré les déportés. Aux yeux de l’étranger, la Sibérie, avec ses blanches et silencieuses solitudes, avec ses steppes durcies par le froid, apparaît de loin comme une immense prison de neige, où l’homme est à jamais perdu, comme une sorte d’enfer de glace, pareil au dernier cercle de l’Inferno de Dante. Certes