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S’il fallait juger de la civilisation d’un peuple par la douceur des lois pénales, la Russie eût pu réclamer la première place en Europe.

Cette suppression de la peine de mort n’a peut-être pas été étrangère aux restrictions récemment apportées aux garanties légales et aux tribunaux ordinaires. La bénignité de la loi civile semble l’un des motifs qui ont décidé le législateur à recourir à un code spécial en même temps qu’aux tribunaux militaires. La mansuétude des lois peut ainsi tourner indirectement contre les organes chargés de les appliquer, contre les tribunaux réguliers. En temps de troubles, cette abolition de la peine capitale pousse le pouvoir à transmettre à des tribunaux d’exception le jugement des crimes commis contre ses agens, et de cette façon la douceur même du code pénal tend à rendre la répression plus sévère pour les attentats inspirés par le fanatisme et l’utopie que pour les forfaits provoqués par les passions les plus basses ou les plus perverses. C’est ce qui s’est vu récemment lors des ukases qui, en 1878 et 1879, ont dans nombre de cas substitué les conseils de guerre au jury et aux tribunaux civils. Dans la justice militaire, en Russie comme ailleurs, règne encore souverainement la peine de mort : aussi lorsque le gouvernement impérial remettait aux cours martiales le jugement de tous les crimes contre la personne des fonctionnaires, il ne modifiait pas seulement la compétence des tribunaux et la procédure judiciaire, il changeait, il aggravait la pénalité. La peine capitale était tellement tombée en désuétude que, dans les causes politiques où elle demeurait autorisée par la loi, elle n’était pas prononcée par les juges. La déportation avec les travaux forcés restait la peine la plus élevée qui pût atteindre les assassins des gouverneurs de provinces ou des chefs de la police. Quand le gouvernement a jugé nécessaire de répondre par l’échafaud au poignard et au revolver de ses adversaires intérieurs, c’est aux tribunaux militaires et à la loi martiale qu’il a dû recourir. C’était là une conséquence presque inévitable du duel engagé entre l’administration et la révolution ou les sociétés secrètes. Pour les adversaires du pouvoir, ce recours aux tribunaux militaires qui les dévouait à la mort est devenu la cause ou le prétexte de nouveaux attentats. C’est une chose caractéristique des mœurs et de l’état social que de voir le gouvernement impérial et les comités révolutionnaires se rejeter mutuellement la responsabilité de cet appel au dernier supplice. Des deux côtés on tient devant l’opinion à se présenter comme en état de légitime défense, à persuader qu’où n’use que de justes et inévitables représailles envers des antagonistes sans scrupules.

Les dates montrent avec quelle promptitude les deux adversaires se sont porté et rendu les coups dans cette lutte inégale. C’est à