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Dans les arts comme dans les lettres, le grand style naît toujours d’une pensée ou d’une émotion communes à l’auteur d’une œuvre et à son public. Mais pour un artiste moderne, c’est une tentative chimérique que de représenter les dieux du paganisme, à moins d’en faire tout simplement des hommes, de leur prêter les sentimens ou les passions de la faible humanité. Bon gré, mal gré, nous demandons à la statuaire autre chose que des formes accomplies et idéales, d’autant plus qu’elle n’a pas pour nous les donner les ressources que lui offrait, en Grèce, un peuple admirablement beau. Nous la voulons humaine et même dramatique par quelque côté. Ce sentiment est si naturel qu’il s’éveilla de bonne heure chez les Grecs eux-mêmes. L’idéalisme pur ne régna que peu de temps dans leurs écoles. Aussitôt après Phidias et Polyclète on y voit apparaître une sorte de naturalisme, un art plus voisin de la réalité humaine, avec Myron, Praxitèle, Scopas et Lysippe. Ces brillans artistes, qui travaillaient pour un public déjà moins croyant, ne se firent pas faute d’humaniser les dieux et de consacrer aussi leur ciseau à des demi-dieux ou à des héroïnes de la fable, pour avoir l’occasion d’exprimer les passions. Si nous possédions les bronzes ou les marbres originaux de ces maîtres, comme les marbres sculptés par les élèves de Phidias, ils balanceraient certainement à nos yeux, s’ils ne le dépassaient pas, le mérite de ces derniers, car ils parleraient de plus près au goût moderne.

Voilà ce que comprit un jour Thorvaldsen, après les tâtonnemens et les essais que j’ai indiqués. Peut-être ses bas-reliefs et surtout la grande frise du Triomphe d’Alexandre, qu’il exécuta aussitôt après le groupe de Mars, en l’habituant à chercher la vie et le mouvement, l’aidèrent-ils à trouver la statuaire expressive. D’autre part, s’il ne rencontrait pas dans les musées d’Italie les originaux des écoles grecques de la seconde époque, puisqu’ils sont à peu près tous perdus, il en voyait du moins tant de copies ou de bonnes imitations qu’il put saisir et s’approprier l’esprit de ces diverses écoles qui procèdent toutes plus ou moins du même principe. Ce principe, c’est de donner le plus de vie possible à la beauté sans l’altérer, c’est de créer des figures dont l’attitude et le mouvement expriment nettement une action, ou du moins un sentiment très déterminé, sans rien sacrifier de l’harmonie et de la vraisemblance. L’harmonie en effet, condition essentielle de la beauté, et la vraisemblance, vérité suprême des arts, réprouvent les contorsions ou mouvemens trop violens, soit parce qu’ils troublent les lignes, soit parce qu’ils sont trop rapides pour être immobilisés dans la pierre ou le bronze. Quoi qu’en puissent dire les partisans de l’expression exagérée et du pathétique à outrance dans la statuaire,