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est facile. Si Thorvaldsen eût beaucoup aimé l’argent, son travail prodigieux de quarante années, ces statues, ces bustes, ces bas-reliefs sans nombre que les souverains et les plus riches seigneurs de l’Europe se disputaient et que l’artiste pouvait reproduire à volonté dans son atelier, lui auraient valu des millions. Sans famille cependant, ayant toujours vécu dans une extrême simplicité, quelle fortune a-t-il laissée ? Tout au plus 450,000 francs, en y comprenant la valeur de ses collections. Combien d’artistes, aujourd’hui, de ceux qui atteignent à la vogue et à la popularité, se contenteraient, au bout de leur carrière, de cette simple retraite ?.. Non, Dieu merci, ce n’est pas dans l’avarice qu’il faut chercher le motif de la légèreté de Thorvaldsen à prendre des engagemens qu’il ne pouvait tenir.

J’ai parlé de la faveur qu’il avait rapidement acquise dans toute l’Europe septentrionale. Quoique Danois et d’une race souvent ennemie de la leur, les Allemands le traitèrent tout de suite en fils de la Germanie. Déjà en 1805 William Schlegel, et après lui Mme de Staël écrivaient sans hésiter que Thorvaldsen, «élevé en Allemagne, possédant une culture tout allemande, appartenait en quelque sorte à l’Allemagne. » La vérité est que Thorvaldsen avait cinquante ans lorsqu’il vit pour la première fois l’Allemagne, dont il ne parla jamais bien la langue. Mais peu importe, c’était un homme du Nord, et aux yeux des Allemands aussi bien que des Scandinaves, des Polonais ou des Russes, le Danois personnifiait le génie du Nord. Chez ces peuples encore à peu près déshérités de l’art et tributaires depuis deux siècles des Italiens et des Français, il fut salué comme le héros d’une éclatante revanche sur le génie des races latines, des races privilégiées. Thorvaldsen, trop fin et trop modeste à la fois pour se tromper jamais sur son mérite et la vraie valeur de ses œuvres, ne pouvait pas cependant ne point ressentir quelque fierté de cet engouement prodigieux et en quelque sorte national qu’il inspirait, et il se trouvait d’autant moins libre de résister aux demandes pressantes d’admirateurs si passionnés. Il est juste de se rappeler aussi l’autorité de la hiérarchie sociale dans ce pays du Nord, dont Bertel avait gardé toutes les habitudes et tous les sentimens. La plupart de ses travaux lui étaient demandés par des personnages à qui il n’osait pas refuser expressément. Je marquerai cependant plus loin, en parlant de ses œuvres modernes, quelques circonstances où il eût mieux fait de montrer plus d’indépendance et de fermeté.

Il se réservait, en acceptant des travaux qui avaient d’ailleurs l’avantage d’ouvrir un champ nouveau à son imagination, de n’exécuter avec soin que ceux qui lui plaisaient. Pour les autres, non-seulement il n’en touchait pas le marbre, mais il laissait même souvent à ses élèves le soin d’en modeler la terre d’après ses ébauches