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pour la charmante Viennoise soit très partagée, ils se séparent tristement l’un de l’autre, invitus invitam. Voilà le vrai roman de Thorvaldsen, et rien ne peint mieux à la fois sa générosité et sa faiblesse.

Au fond peut-être, il n’eut de toute sa vie qu’une seule grande passion, à laquelle il eut raison de sacrifier les autres, l’amour de son art. La rencontre de la belle Anna-Maria lui avait d’abord fait oublier ses engagemens envers le banquier anglais, mais ses études et ses travaux l’en écartèrent bien davantage. Avec son premier succès, il était loin de se croire en possession de l’idéal poursuivi, et c’est pourquoi dix ans plus tard il offrait à M. Hope de lui faire un autre Jason, plus beau que le premier. On peut dire que, s’il ne fut pas assez reconnaissant pour son bienfaiteur, il le fut du moins envers la Providence, car il ne se servit de la liberté conquise que pour redoubler ses études et aider de toute son ardeur à sa vocation. Depuis la vente du Jason, sa bonne étoile ne l’abandonnait plus. Le baron de Schubart, ambassadeur de Danemark à Naples, et sa femme, qui aimaient les arts, s’empressent d’adopter leur jeune compatriote. Ils le présentent à Rome chez le baron Guillaume de Humboldt, ministre de Prusse. L’artiste rencontre là de grands personnages, l’élite de l’aristocratie allemande, russe ou anglaise, et chacun de lui demander un marbre. Le voilà sans relâche au travail, exécutant pour ses riches protecteurs une série de commandes sur des sujets empruntés au paganisme. Dès ce moment, sa carrière est tracée : il sera l’artiste favori des grands seigneurs ou des souverains du Nord. Cette clientèle cosmopolite et princière, qui fit d’abord sa fortune, ne favorisa peut-être pas également dans la suite le libre développement de son génie. Mais au moment dont nous parlons elle lui permit de travailler et de grandir sans cesse pendant quinze années, pendant tout le temps que les guerres de l’empire bouleversaient l’Europe. Toute cette période de sa vie fut consacrée à des œuvres mythologiques dont les plus connues sont, en suivant l’ordre du temps : l’Amour et Psyché, Adonis (1808), Psyché (1811), l’Amour vainqueur (1814), Hébé (1816), Venus triomphante (1816), Mercure épiant Argus (1818), etc.[1].

Ainsi aidé par la fortune, Thorvaldsen, en fixant son séjour à Rome, servait à la fois ses goûts, son talent et sa renommée. Les amateurs venaient facilement à lui de tous les points de l’Europe, où son nom devint célèbre en peu d’années. Mais à Rome il eut plus de peine à se faire une place. Canova y régnait sans partage, et il était difficile au Danois de balancer sur son propre terrain le brillant, l’aimable, le pathétique Vénitien. Son origine même et la religion

  1. La plupart de ces statues obtinrent un tel succès que le maître en exécuta plusieurs répétitions. Ces marbres précieux sont dispersés dans les collections particulières en Allemagne, en Russie, en Angleterre.