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fellahs, qui était excellente, avait été aliénée à des taux prodigieusement usuraires aux banquiers, usuriers et courtiers d’affaires ordinaires. En quinze jours, le ministère des finances avait perçu les trois quarts de l’impôt de l’année ; quelques moudirs, animés d’un beau zèle, avaient même empiété sur les années suivantes ; l’un d’eux, par exemple, avait perçu pour trois ans ce qu’on appelle, on ne sait trop pourquoi, l’impôt du sel, puisque dans presque toutes les circonstances le fellah ne reçoit pas un brin de sel en échange. C’est l’impôt le plus odieux, le plus étrangement réparti de toute l’Égypte. Quant aux institutions nationales qu’on avait promises aux indigènes en échange du ministère européen, personne n’en parlait plus. La chambre des notables elle-même était retombée dans le néant. Le député du Caire qui avait joué un instant les rôles de Mirabeau et de M. Gambetta en était réduit à jouer celui de sourd et muet, cherchant en silence en quoi la liberté nouvelle pouvait bien différer de l’ancien despotisme.

Il serait inutile de raconter en détail la chute d’Ismaïl-Pacha. Si coupable qu’ait été ce malheureux souverain, la manière dont il est tombé, abandonné, trahi, livré par tous les instigateurs de ses fautes, qui ont trouvé moyen de rester impunis, ne saurait inspirer qu’un sentiment de pitié. Les premiers qui lui ont parlé de démission étaient les mêmes qui l’avaient poussé à braver l’Europe. Lorsque les consuls de France et d’Angleterre sont venus lui donner le conseil de se démettre au profit de son fils, il n’avait déjà plus un seul appui autour de lui ; le parti national et religieux s’était effondré ; les ministres étaient passés à l’ennemi ; les notables avaient disparu ; l’armée tirait en vain le canon dans le désert ; les ulémas, les softas et les derviches continuaient leurs pieux exercices sans paraître se douter qu’un sacrilège bien plus grand encore que l’introduction en Égypte d’un ministère anglo-français s’accomplissait sous leurs yeux, et que la France et l’Angleterre, non contentes d’une ingérence indirecte dans les affaires du pays, y accomplissaient une révolution. Ceux qui s’étaient si fort émus lorsque les deux puissances touchaient aux membres de la nation ont applaudi lorsqu’elles en ont frappé la tête. Leçon instructive, qui prouve jusqu’à quel point la force est tout sur les bords du Nil ! Il manquait à Ismaïl-Pacha un dernier malheur. À défaut des ministres, des pachas, des familiers qu’il avait enrichis de ses dons, il pouvait légitimement compter sur l’appui de la Porte-Ottomane. C’est en grande partie pour elle qu’il s’était ruiné. Durant les seize années de son règne, il n’avait cessé d’envoyer des sommes énormes à Constantinople ; il avait acheté à prix d’or le titre de khédive, le droit de succession directe dans sa famille, des pouvoirs financiers et administratifs étendus,