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et ne donnent pas à leurs agens des ordres identiques, les réformes sont impossibles, le gouvernement lui-même est entravé de mille manières. De plus, après avoir sacrifié Nubar-Pacha, sacrifier Riaz-Pacha et Ali-Pacha-Moubarek, n’aurait-ce pas été le moyen de décourager tous les hommes de bonne volonté qui ne demandaient pas mieux que de se rallier au nouveau régime, en leur montrant qu’ils n’avaient point à compter sur l’Europe, qu’on les laisserait se compromettre dans la cause libérale, mais qu’au premier danger on les livrerait à leurs propres forces, les abandonnant seuls face à face avec un souverain irrité? Pendant plusieurs semaines, les mosquées retentirent des plus graves menaces dirigées contre les deux ministres indigènes. Il était évident qu’on cherchait à les effrayer par tous les moyens, dans l’espoir qu’ils suivraient spontanément l’exemple de Nubar-Pacha. Chaque jour le khédive répétait aux consuls : « Je ne réponds plus de l’ordre si Riaz-Pacha reste aux affaires. Les ulémas veulent sa mort; je ne puis contenir leur colère. » En réalité les ulémas étaient fort tranquilles, à part quelques meneurs qui, suivant les instructions du cheik-el-bekri, allaient répandre partout les prédications forcenées dont on faisait tant de bruit. Cette comédie du fanatisme et des émeutes se poursuivait avec une singulière activité. Le Caire et Alexandrie entendaient chaque jour les plus extravagantes nouvelles. Tantôt c’étaient les softas de la mosquée d’El-Azar qui se préparaient à jouer le rôle des softas de Constantinople ; tantôt c’étaient les Bédouins du désert, massés derrière les pyramides, qui menaçaient d’envahir le Caire et de mettre la ville au pillage; une fois même, ces farouches Bédouins s’étaient emparés de la citadelle et braquaient les canons du Mokatam sur le quartier européen. Je ne parle pas des innombrables manifestations pacifiques des diverses classes des créanciers flottans, qui se rendaient tour à tour, à l’exemple des officiers, au ministère des finances pour y assiéger une caisse vide. Jamais à coup sûr, même aux époques les plus révolutionnaires de notre histoire, Paris n’a été le théâtre d’autant de révoltes que l’imagination des partisans du khédive et celle de quelques consuls en voyaient sans cesse éclater au Caire dans ces mois d’affolement. Les observateurs plus froids admiraient au contraire le calme parfait de cette merveilleuse ville, endormie sous un soleil radieux et ne sortant de son sommeil que pour fêter par les plus brillans spectacles le retour du tapis de la Mecque et la naissance du Prophète. Au moment même où les familiers du palais m’entretenaient de leurs grandes terreurs, je me suis promené seul au milieu du campement des pèlerins, j’ai écouté sans les comprendre les longs récits de leurs conteurs qu’accompagnait une sorte de violon aux sons doux et monotones, je me suis