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l’on pouvait avoir les deux, encore mieux ; mais s’il faut choisir, il faut choisir celle-là, et le monde le sent et le sait, et le monde est un bon juge souvent. » Les textes imprimés donnent au moins pour qui sait lire trois ou quatre variantes de ce seul fragment[1]. Je serais curieux de savoir quelles bonnes raisons ont décidé dans l’esprit des éditeurs que telle de ces variantes devait faire partie de l’Apologie, et les autres non. Et plus généralement, de quel droit faisons-nous sortir du plan de Pascal, à volonté pour ainsi dire, tel ou tel fragment qu’il nous plaît ? Parce que nous n’en apercevons pas, nous, le rapport avec ce plan ? Voilà une étrange raison. M. Faugère avait rejeté parmi les Pensées diverses la pensée sur Cléopâtre. Il me semble cependant, à y regarder d’un peu près, qu’elle n’était nullement déplacée, par exemple, au chapitre des Puissances trompeuses ou encore de la Misère de l’homme. M. Molinier rejette à son tour telle autre pensée sur l’éloquence ou sur le style. Que savons-nous pourtant si Pascal n’en eût pas fait usage et n’en eût pas tiré quelque argument imprévu pour sa cause ? Il n’est pas jusqu’aux fragmens que L’on réunit tous ensemble comme relatifs aux Provinciales qui n’eussent peut-être leur place indiquée dans l’Apologie de Pascal, si j’en juge par un passage de la préface de Port-Royal[2].

Concluons donc modestement que vouloir rétablir, ne fût-ce que dans les grandes lignes, le vrai plan de Pascal, c’est ce qu’il faut appeler traiter Pascal en pays conquis. Nous adoptons ici contre l’opinion de tous les autres éditeurs l’opinion de M. Havet. Il a raison : ne nous flattons pas de retrouver « ce qui n’était pas même arrêté dans la pensée de Pascal. »

Je conçois, à la vérité, que dans une intention de charité chrétienne un pasteur protestant, un prêtre catholique, tentent encore l’entreprise. Mais je doute qu’ils atteignent leur but, parce qu’enfin, quelque opinion que l’on ait sur Pascal, il faut avouer que dans les Pensées, telles qu’elles nous sont parvenues, la misère de la condition humaine et les motifs de désespoir sont marqués d’un trait bien autrement fort, bien autrement original et saisissant que la félicité des élus. Que si cependant on persiste, alors il n’y a pas deux partis à prendre, ni deux routes à suivre :

  1. Il y en a trois dans l’édition de M. Molinier ; t. I, p. 114, 119, 120. M. Molinier les met toutes trois dans un même chapitre, Faiblesse, Inquiétude et Défauts de l’homme. Il rejette, sans en donner aucune raison, le fragment que nous citons au t. II, p. 151, parmi les Pensées diverses.
  2. Voici ce passage : « Le grand amour et l’estime singulière qu’il avait pour la religion faisait qu’il ne pouvait pas… souffrir… qu’on la blessât et qu’on la corrompit en la moindre chose. De sorte qu’il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté, c’est-à-dire non-seulement aux athées, mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le sein de l’église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l’Évangile. » Et là-dessous, comme le remarque M. Havet, tout le monde entendait les jésuites.