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une base solide. » Je cite à dessein ce passage pour montrer le plan de Motley ; il était bien de l’école historique documentaire, de celle qui s’attache aux textes originaux, aux lettres des personnages historiques, il fouillait les archives de toutes les capitales, il cherchait le vrai Philippe II dans les documens copiés à Simancas, la véritable Elisabeth d’Angleterre dans les dépêches des ambassadeurs ; mais il n’était point un historien sans passion, il était même trop passionné, il n’apercevait nettement qu’un des termes de la grande contradiction, de l’antinomie qui est au fond de l’histoire. Il était toujours obligé de se défendre contre lui-même. Celui qui saurait tout, qui comprendrait tout, serait peut-être trop enclin à tout excuser, ou du moins à envelopper tout ce que nous appelons l’histoire, ses héros comme ses monstres, dans une souveraine indifférence. Il est impossible de nier que Motley laisse partout percer sous le masque de l’historien le puritain protestant et le républicain. La note puritaine est plus sonore encore que la note républicaine ; en tout cas, Motley est un républicain à la façon de Washington. Il est conservateur, il est aristocrate ; enfant de la Nouvelle-Angleterre, il tient à la vieille Angleterre par mille fibres vivantes et saignantes ; il l’aime comme l’enfant grandi, devenu homme, indépendant et libre, aime toujours sa mère ; il a pour elle des tendresses touchantes, il chérit dans celle à qui il doit tout jusqu’aux rides, aux cheveux gris, aux faiblesses. Motley n’éprouve pour les vieux noms, pour les illustres familles, pour tout ce qui sort avec quelques rayons de la nuit de l’histoire que du respect, qu’une admiration presque religieuse ; en ce sens il est artiste et poète. Il n’est pas comme un naturaliste qui ne verrait dans le Mont-Blanc que des pierres et de la neige. Pour lui le Mont-Blanc est le Mont-Blanc. Il y a des unités, des figures qui sortent de l’histoire avec un relief que rien ne peut user ni détruire, et que nous importerait en effet le passé, si nous n’y devions plus voir que des multitudes, des atomes anonymes, les gouttes innombrables d’une mer soulevée et abaissée par des forces inconnues ? Il faudra toujours à notre faible esprit, harassé de soucis, quelques grandes figures auxquelles on puisse, comme à des clous, suspendre son respect, son amour, sa terreur. C’est ce qu’avait bien compris Motley ; il avait des clous ; les critiques hollandais ou autres ont trouvé et trouveront peut-être beaucoup à reprendre à son histoire" ; mais on ne peut nier qu’il nous ait laissé un Charles-Quint, un Philippe II, un cardinal Granvelle, un Guillaume le Taciturne, un Egmont, un prince Maurice, dont la physionomie se fixe et se grave dans le cerveau, comme ces portraits de Rembrandt qu’on ne peut plus oublier.

La passion puritaine, ai-je dit, est plus forte chez lui que la