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bien loin de vouloir défendre son domaine historique, comme l’ange à l’épée flamboyante, il l’invita à y pénétrer, il lui offrit tous ses livres, ses notes ; il lui dit « que jamais deux livres ne pouvaient se faire de mal l’un à l’autre. » — « Si le résultat de l’entrevue eût été différent, écrivait Motley, s’il m’avait dit nettement ou même s’il eût vaguement insinué que je ferais peut-être bien de choisir quelque autre sujet, ou s’il avait jeté sur moi l’eau froide de l’encouragement banal, je serais sorti de chez lui avec un frisson dans l’esprit et j’aurais, sans aucun doute, mis définitivement ma plume de côté. » Les hommes ne devraient jamais oublier qu’il y a un acteur qui se mêle sans cesse à tout ce qu’ils font : la mort frappa Prescott et Motley avant qu’ils eussent achevé leur ouvrage : pendent opera interrupta. Deux historiens d’ailleurs peuvent-ils jamais juger de même façon les événemens et ces grands acteurs de l’histoire qui partent en emportant le secret de leurs rôles ?

La générosité de Prescott ne fut point stérile : rien n’est plus propre à enfler un jeune génie que l’encouragement d’un de ces hommes dont la voix semble avoir déjà le calme de la postérité. Motley se remit au travail avec une ardeur extrême ; il quitta l’Amérique en 1851 avec sa famille et il s’établit successivement à Berlin, à Dresde, à La Haye, à Bruxelles. Il voulait se sentir vivre dans ces Pays-Bas dont il écrivait l’histoire, éprouver les influences muettes qui rayonnent des monumens, vieillir sa pensée sur les places publiques, dans les rues qui avaient vu passer Egmont, Farnèse, le duc d’Albe et tant d’autres. Son imagination chercha sur les pavés les traces du sang tombé des échafauds, elle revit parmi les foules modernes les costumes sombres ou brillans du passé. Il hantait la grande place de Bruxelles comme un revenant ; il était là sur son théâtre, dans ses coulisses, il regardait ce fantastique décor devant lequel il allait faire défiler tant d’acteurs ou odieux ou sublimes. Les grands morts du XVIe siècle étaient ses seuls amis. Il était inconnu ; il n’était rien aux princes, aux ambassadeurs vivans. Il travaillait dans les archives, copiait des documens, des lettres inédites ; hors des bibliothèques, il ne cherchait guère ses inspirations que dans le monde matériel, il étudiait les gros et lourds nuages venus de la mer du Nord, les canaux dormans, les vieilles demeures en briques rouges, les toits bizarres, les clochers hardis, les vieux hôtels de ville, les salles des états, les foules pressées, bruyantes et bariolées des ports. Il était peintre en effet ; on pouvait dire de lui ce que le Guide disait de Rubens : « Cet homme mettait du sang dans son rouge, » car il donnait une vie singulière à ses descriptions, à ses portraits, et jamais la placidité hollandaise ne calma complètement la fougue naturelle de son caractère.