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plus gros que la table. Je devins solitaire et morose, par suite d’un travail effréné ; je parlais avec impatience de la valeur de mon temps, de l’immensité de mon labeur ; je n’avais que du dédain pour la science et pour les connaissances du monde entier et je jetais des allusions mystérieuses à la grandeur et l’importance de mes propres projets. » Que de gens pourraient aujourd’hui se reconnaître à ces traits !

Motley ne peint bien que lui-même dans Morton’s Hope ; le futur historien nous y fait assister pour ainsi dire à la fermentation de ses idées ; il n’a pas encore de but, de plan arrêté. En 1841, il accepta une nomination de secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg, mais il ne fit dans cette ville qu’une courte résidence. Il avait laissé en Amérique sa jeune femme et deux petits enfans, et il lui semblait qu’il fût en exil en Russie. « Avec mes habitudes de réserve, écrivait-il à un de mes amis, il me faudrait plus de temps ici pour arriver à l’intimité qu’il n’en faut pour fondre la Baltique. Je sais que je n’ai qu’à frapper, et l’on m’ouvrira, mais c’est précisément ce que je déteste de faire… L’homme ici ne me plaît pas, non, ni la femme non plus. » S’il n’eût été seul aux bords de la Neva, Motley n’eût sans doute pas été si sévère : les grandes dames russes, qui, « si elles ne sont pas jolies, sont gracieuses et font d’admirables toilettes, » ne lui faisaient pas oublier sa femme qu’il avait laissée à Boston. Il retourna aux États-Unis et apprit en débarquant que son premier né venait de mourir. Le coup était rude à recevoir ; Motley peu après perdit un jeune frère, le favori de toute la famille. Il chercha quelque distraction à son chagrin dans la politique, mais la politique l’assombrit encore, et, d’âme aristocratique, puritaine et fière, il se révolta de voir le peuple donner ses suffrages à ce qu’il appelle « monsieur n’importe qui. » Pendant la campagne présidentielle de 1844, il se jette bravement dans la mêlée, comme pour essayer ses forces ; il fait des discours d’une heure et demie en faveur de Clay, il veut que l’administration soit confiée à des mains « pures, fortes, résolues. » On l’invite à parler dans les villages des environs de Boston. « Si j’avais continué le service actif, dit-il ironiquement, j’aurais pu aspirer à tout, j’aurais pu devenir distributeur de votes, ou fence-viewer (inspecteur des haies), ou selectman (conseiller municipal), ou hog-reeve (inspecteur des terrains communaux), ou quelque chose de ce genre. « Il faut mettre l’accent du mépris dans ces mots à peu près intraduisibles : dans les petites démocraties des états de la Nouvelle-Angleterre, ces emplois sont les plus petites miettes du gâteau politique, ce que Lazare dispute aux chiens. Motley n’avait pas la bonne humeur, la rondeur, l’insensibilité qui sont nécessaires au politicien en Amérique ; il était trop nerveux, trop pessimiste,