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lui sans qu’aucune relation se soit établie entre eux et lui. Il les voit et leur parle, mais il n’a aucun contact avec eux. S’il est sûr de leur attention pendant le cours, il ne l’est nullement de leur travail après le cours lui du mouvement qui s’est fait dans leur esprit. Sa méthode scientifique peut rester stérile ; au moins ne peut-il jamais constater si elle est féconde. Il parle, et il ignore ce que ses paroles deviennent. C’est là l’infériorité et la souffrance du professeur français. Chaque année il laboure et il sème, mais il ne voit jamais la moisson.

Aucun de ces deux genres d’auditoires n’existe en Allemagne. Vous ne rencontrez dans les universités allemandes ni cet auditoire léger qui se réunit pour n’entendre qu’un beau langage ou de brillantes généralités, ni cet auditoire sérieux, recueilli, mais divers et mêlé, qu’unit un même goût pour les études désintéressées. Il n’y a dans ces universités, sauf de rares exceptions, que des jeunes gens. Le public des facultés de philosophie est de même nature que celui de nos facultés de droit et de médecine ; il est composé d’étudians de profession. Ces jeunes gens se destinent à l’enseignement ; ils visent à devenir pour la plupart professeurs de gymnase. Chez nous ils seraient maîtres d’étude ou régens de collège dans quelque petite ville, et presque aucun d’entre eux n’aurait le moyen ou n’aurait la pensée de suivre des cours d’enseignement supérieur. Ils suivent ces cours en Allemagne parce qu’ils y sont obligés ; la loi exige qu’avant d’enseigner, fût-ce dans un gymnase, ils aient passé trois ans dans une université[1]. Ils satisfont donc à la loi et accomplissent leur trienmum académique. De là ce premier avantage que l’auditoire allemand ne présente pas aux yeux ce mélange bizarre des âges, des professions, des sexes, des goûts, qui surprend d’abord dans un auditoire français. Le public ne change ni d’un professeur à l’autre, ni d’une année à une autre. Le professeur sait les noms de ceux qui l’écoutent, Ils sont venus lui faire visite chez lui. Ils lui ont demandé l’autorisation de suivre son cours. : simple formalité, mais qui forme déjà un lien entre eux et lui.

  1. Notons en passant que cette règle est excellente. L’un des plus graves défauts de notre Université de France est que l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire n’ont aucun rapport entre eux. C’est un égal malheur pour l’un et pour l’autre. D’une part, on voit beaucoup de professeurs de nos lycées qui n’ont jamais fréquenté un cours de faculté, en sorte que les travaux qui se peuvent faire dans l’enseignement supérieur restent ignorés de l’enseignement secondaire. D’autre part, les facultés, voyant qu’elles n’ont aucune action sur le corps enseignant, se sentent moins engagées à un travail sérieux et portent ailleurs leur visée. Les Allemands ont une idée plus juste ; pour eux, les facultés sont le laboratoire où se fait la science, qui passe de là dans les gymnases et qui ainsi se répand très vite dans l’instruction générale du pays.