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sentant le maître, s’emparait de leur "argent, des bijoux de leurs femmes, de tout ce qu’ils possédaient. La terreur régnait dans l’abadieh. Enfin deux fellahs eurent assez de courage pour protester contre cette exécrable tyrannie ; mais Laniado était protégé britannique, il était couvert par les capitulations ! il a fallu une autorisation de l’agent consulaire pour pouvoir le poursuivre devant les tribunaux mixtes, et cette autorisation s’est fait attendre bien longtemps. Laniado a été poursuivi, combien d’autres ne le sont pas ! La véritable cause de la ruine de l’Égypte, ce sont les usuriers. Mais, parmi ces usuriers, il y en a beaucoup qui ne peuvent être traduits devant les tribunaux attendu qu’ils sont vice-consuls ou agens consulaires. Le croirait-on ? Tel petit état européen qui n’a certainement pas un seul de ses nationaux établi en Égypte y possède cependant dans presque toutes les localités importantes des consuls, des vice-consuls et des agens consulaires. Les usuriers n’hésitent devant aucun sacrifice pour obtenir un titre de ce genre, car la loi internationale qui a établi les tribunaux de la réforme dit en propres termes : « Les consuls, les vice-consuls et toutes les personnes attachées à leur service ne seront pas justiciables des nouveaux tribunaux. » Par extension, on a fait entrer les agens consulaires dans la même catégorie de privilégiés. Or, presque tous les vice-consuls et tous les agens consulaires sont des commerçans. Voilà donc une classe nombreuse de négociais plus ou moins scrupuleux que la loi ne saurait atteindre. Leur commerce est protégé par les capitulations ! Supposons-les naturellement honnêtes ; est-il possible qu’ils résistent à l’impunité complète qui leur est assurée ? Il faudrait pour cela qu’ils fussent des anges et non des hommes ; or on ne voit ni dans la Bible, ni dans le Koran, ni dans aucun livre saint qu’aucun ange se soit jamais aventuré en Égypte.

De toutes les plaies dont l’Égypte a été infectée, celle des usuriers est à coup sûr la plus cruelle. Rien n’est plus facile que de dépouiller un être aussi naïf, aussi doux, aussi ignorant que le fellah. Partout dans les provinces des prêteurs sans scrupule trouvent le moyen de s’emparer, à des prix dérisoires, de sa terre ou de sa récolte. Ils emploient pour cette dernière opération une sorte de lettre de change nommée sened qui est un des produits les plus étranges de cet étrange pays. Se figurerait-on en Europe des effets de change qui contiendraient renonciation de la cause spéciale et matérielle de l’obligation, l’engagement de payer des dommages-intérêts en cas de non acquittement à l’échéance, une clause pénale, la faculté de payer en coton, de longues histoires, protestations et répétitions, des déclarations détaillées de garantie, des légalisations à n’en plus finir d’autorités locales, des constitutions de gages immobiliers et autres transactions ou promesses ? Tout cela se trouve