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Européens ont tous les profits des prodigalités khédiviales sans en avoir aucun des inconvéniens. Le mot capitulations est, avec le mot bakchich, celui qu’on entend le plus souvent prononcer en Égypte : les indigènes réclament à chaque minute un bakchich ; les Européens ne passent presque pas une seconde sans invoquer les capitulations. La vertu souveraine des capitulations est une chose admirable ; elle permet de tout faire sans s’exposer à aucun désagrément. Aussi n’y a-t-il pas un Européen établi depuis quelque temps en Égypte qui ne regarde les capitulations comme tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, comme une sorte de pacte religieux auquel on ne saurait toucher sans sacrilège. Je causais un jour avec un Français très distingué qui se plaignait amèrement à moi des projets de réforme des ministres européens : « Voyez-vous, me disait-il, je me considère comme plus Égyptien que Français. L’Égypte est ma patrie ; je lui dois tout. Ma fortune, l’avenir de mes enfans, ma vie même ; c’est elle qui m’assure tous ces biens. Dès qu’on touche à l’Égypte, mon cœur s’anime de sentimens réellement patriotiques. » Enhardi par ce beau feu, j’essayai timidement de lui insinuer que, puisque l’Égypte était sa patrie, il pourrait peut-être bien supporter quelques-unes de ses charges, payer au moins ses plus petits impôts. « Y pensez-vous ? me répondit-il presque avec colère, ce serait violer les capitulations. » Les capitulations sont à coup sûr une chose fort respectable ; mais, quand on les lit avec soin et surtout d’un œil désintéressé, il est impossible de n’y pas voir un monument d’un âge disparu, qui répondait à un état de civilisation à jamais évanoui, du moins en Égypte, — car je ne m’occupe pas ici du reste de l’Orient. Tant que l’Égypte est restée plongée dans la barbarie, tant qu’elle a repoussé avec colère nos mœurs, nos idées, nos principes de droit et de justice, tant que son fanatisme a élevé entre elle et nous une barrière infranchissable, le régime des capitulations avait sa raison d’être. Mais ce régime est très mal compris quand on n’y voit qu’un système de privilèges organisé en faveur des Européens. D’abord ces Européens, d’après les termes mêmes des capitulations, sont des marchands qui ne possèdent rien en Égypte, qui y font en passant un négoce soigneusement surveillé, qui ne peuvent s’y établir que dans des conditions parfaitement déterminées. Où sont ces Européens-là aujourd’hui ? Les consuls semblent croire que les capitulations protègent uniquement les Européens contre les indigènes ; en réalité, elles ont pour conséquence et pour corollaire une série de précautions prises contre les Européens au profit des indigènes, précautions placé sous la sauvegarde des consuls, dépositaires à cet effet d’un pouvoir absolu sur leurs colonies. Or ce pouvoir n’est plus qu’un vain simulacre. Il n’y a pas de consul qui osât infliger de nos jours à ses