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en réalité beaucoup moins. Ils jouissent encore d’un privilège plus criant que ceux dont je viens de parler. Malgré les exactions sans nombre dont il est l’objet, le paysan égyptien vivrait tranquille sur sa terre et se résignerait à son misérable sort si la corvée ne venait pas mettre le comble à son infortune. De toutes les charges qui l’accablent, celle-ci est la plus cruelle en même temps que la plus inévitable. C’est une pure utopie de croire qu’il serait possible de supprimer la corvée en Égypte ; si l’on essayait de le faire, on ne trouverait jamais assez de travailleurs libres pour entretenir les digues et les canaux, et la richesse publique serait perdue sans retour. Mais si l’on ne peut pas supprimer la corvée pour les travaux publics, en revanche, on ne devrait pas la laisser subsister un seul jour pour les travaux privés. Or la commission d’enquête, comme on l’a vu, avait constaté que les propriétés du khédive, celles des membres de sa famille, celles des eunuques de ses femmes et de sa mère, enfin celles de tous les pachas puissans dans leur province étaient cultivées par des corvées. Le premier acte d’une administration européenne devait être évidemment de faire cesser un abus aussi intolérable, et le second de transformer la corvée en prestations en nature auxquelles tout le monde sans exception, Turcs et Arabes, pachas et fellahs, seraient également astreints. C’était presque une révolution ; car la corvée, comme tout le reste, retombe uniquement sur les paysans des villages, propriétaires de quelques parcelles de terrains qu’ils cultivent à leurs frais. Non-seulement les pachas et leurs familles en sont exempts, mais les hommes qui habitent sur une classe de propriétés nommées abadiehs y échappent aussi. L’origine des abadiehs remonte à Mehemet-Aly. Désirant développer la culture d’un sol admirablement fertile dès que des bras se présentent pour l’arroser, ce souverain, aussi habile administrateur que grand politique, avait distribué les terres mortes de l’Égypte à un certain nombre de personnes chargées de les rendre à la vie. Il avait en outre exonéré ces terres de tout impôt, et déclaré que les paysans qui viendraient s’y fixer ne seraient point soumis à la corvée. L’exemption d’impôt a disparu en partie sous Saïd-Pacha, l’exemption de corvée subsiste toujours. Il en résulte que tout paysan obligé de vendre sa terre pour payer l’impôt, — et Dieu sait combien il y en a aujourd’hui ! — se réfugie ensuite dans une abadieh, où il est délivré de la plupart des charges qui pesaient sur lui précédemment. Les habitans des villages sont recensés ; ils sont inscrits sur des registres de naissance et de mortalité plus eu moins bien tenus, mais, qui n’en servent pas moins à la répartition des impôts ; ils ne peuvent échapper à la surveillance de leur cheik ni à celle des agens du fisc. Les habitans des abadiehs, au contraire, espèces de nomades libres de leurs mouvemens et que rien n’attache aux