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terre doit être divisée en trois catégories soumises à des taux d’impôts différens, suivant leur nature et leur qualité ; mais, en réalité, il y a des centaines de taux, calculés non d’après la valeur des terrains, mais d’après la puissance de leurs propriétaires ; il y a même des terrains, à ce qu’on affirme, qui ne rentrent dans aucune catégorie et qui ne subissent aucun impôt. Ce sont, bien entendu, non des terrains de fellahs, mais des terrains de pachas. On connaît les caprices du Nil : il ne coule pas toujours avec la même régularité ; ses eaux sont loin de se répandre chaque année exactement sur les mêmes régions. La main de l’homme favorise d’ailleurs ses caprices. Comme aucun code fluvial n’existe en Égypte, rien n’empêche un propriétaire tout-puissant de détourner a son profit l’inondation qui devrait aller arroser la terre de ses voisins, plus pauvres et plus faibles. Tel domaine, jadis florissant, n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de sable ; tel autre, qui n’était jadis qu’un sol aride, est aujourd’hui couvert de moissons. Si le premier appartient à un fellah, il n’en est pas moins astreint à l’impôt karadji ; si le second est la propriété d’un pacha, il y a bien des chances pour qu’il ne figure sur les contrôles d’aucun budget. Les esprits affirmatifs, si nombreux en Égypte, n’hésitent pas à déclarer qu’un million de feddans[1] au moins sont soustraits ainsi à tout impôt. Ce chiffre est arbitraire ; mais toutes les suppositions seront permises tant qu’un cadastre régulier, un vrai cadastre fait par des Européens, ne sera pas venu mettre la vérité en lumière.

Sur bien d’autres points encore, le programme d’une réforme européenne devait être fatalement en opposition avec l’intérêt des pachas. Le système des impôts est organisé en Égypte de telle manière que toutes les charges publiques retombent, en définitive, sur une seule classe de contribuables : les petits propriétaires et les fellahs des villages. Trois sortes d’impôts de capitation et une myriade d’impôts indirects pèsent sur eux. Le plus lourd de ces impôts est l’impôt professionnel auquel sont soumis tous les fellahs non propriétaires, sans en excepter les vieillards, les infirmes, les incapables, etc. Or, le chef de famille étant responsable de l’impôt pour tous les siens, l’impôt personnel qu’il est obligé de payer au nom de son père, de ses frères, de ses enfans, double pour le moins son impôt foncier. C’est là une des causes principales de la diminution des petites propriétés en Égypte. Faisant cultiver leurs terres par des esclaves qui ne sont pas astreints à l’impôt professionnel, qui sont exempts également de l’impôt personnel et de l’impôt du sel, les grands propriétaires, même lorsque leur contribution foncière est en apparence aussi élevée que celle des fellahs, en acquittent

  1. Le feddam vaut à peu près un demi-hectare.