Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/779

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indulgence l’enhardit à envoyer Arsène Guillot à la Revue des Deux Mondes. Il était à ce moment candidat à l’Académie française ; mais il prit ses précautions pour que la nouvelle ne parût pas avant le jour de l’élection. Il n’eut pas tort, car le tapage fut assez grand ; mais ce tapage était désormais sans inconvéniens. Est-ce au compte de l’homme ou à celui de l’auteur qu’il faut porter cette témérité prudente et ce compromis entre la hardiesse de l’écrivain et les précautions du candidat ?

Quant au reproche d’immoralité en lui-même, j’avoue qu’il n’est pas absolument aisé d’en défendre les œuvres de Mérimée. Je ne parle pas seulement de ce qu’ont de scabreux quelques-unes de ses nouvelles, par les sujets qu’il choisit ou par les scènes qu’elles contiennent. Depuis nous en avons lu bien d’autres, et il faut avouer que la pointe de notre indignation s’est singulièrement émoussée. Mais ce que la lecture de ces nouvelles a de pénible, c’est qu’il n’y a rien que Mérimée ne déflore en passant de quelque raillerie ou même de quelque souillure. S’il par le des femmes, c’est pour résumer son opinion sur elles en deux vers grecs dont j’adoucirai, en les traduisant, la crudité :

Πᾶσα γυνή χόλος ἐστιν· ἔχει δ'άγαθας δύο ὣρας,
Τὴν μίαν ἐν θαλάμῳ, τὴν μίαν ἐν θανατῳ.


« Toute femme est un poison ; mais elle a deux bonnes heures, l’une dans l’amour et l’autre dans la mort. » S’il parle de l’amitié, c’est pour s’arrêter tout à coup et dire : « C’est qu’il est bien difficile de choisir un ami… Difficile ? est-ce possible ? existe-t-il vraiment deux hommes qui n’aient jamais eu de secrets l’un pour l’autre ? » Quant aux croyances élevées qui de tout temps ont été chères à la portion la plus noble de l’humanité, il faut lui rendre au moins cette justice, qu’il ne dissimulait pas ce qu’il pensait. Lorsque, dans l’histoire si dramatique de Tamango, le capitaine Ledoux s’empare par une indigne trahison du pauvre roi nègre et l’envoie tout garrotté rejoindre, dans l’entrepont, les esclaves que quelques heures auparavant il lui a vendus : « Comme ils vont rire ! dit-il. Ils verront bien qu’il y a une Providence ! » Mérimée ne croit guère à d’autre providence qu’à celle du capitaine Ledoux. Quant à l’influence de la religion sur les âmes, Mérimée l’a surtout dépeinte dans cette scène célèbre de la Chronique de Charles IX, où Diane de Turgis cherche à mériter, en obtenant la conversion de son amant le protestant Mergy, le pardon de tous les péchés qu’elle a déjà commis, et de ceux qu’elle se propose de commettre encore avec lui. Il n’est donc pas étonnant qu’ayant froissé à plaisir ce qu’il y a de sensible et de délicat dans les sentimens humains, il ait attiré sur