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qu’on avait servi, Joseph prit la main de sa mère, et Lucien conduisit Mme Bonaparte. Le consul, irrité de la résistance, traversa le salon brusquement, prit le bras de sa femme, passa devant tout le monde, la mit à ses côtés et, se retournant vers moi, il m’appela hautement, et m’ordonna de m’asseoir près de lui. L’assemblée demeura interdite ; moi je l’étais encore plus que tous, et Mme Joseph Bonaparte[1], à qui l’on devait tout naturellement une politesse, se trouva au bout de la table, comme si elle n’eût point fait partie de la famille. On pense bien que cet arrangement jeta de la gêne au milieu du repas. Les frères étaient mécontens, Mme Bonaparte attristée, et moi très embarrassée de mon évidence. Pendant le dîner, Bonaparte n’adressa la parole à personne de sa famille, il s’occupa de sa femme, causa avec moi et choisit même ce moment pour m’apprendre qu’il avait rendu le matin au vicomte de Vergennes, mon cousin, des bois séquestrés depuis longtemps par suite d’émigration, et qui n’avaient point été vendus. Je fus fort touchée de cette marque de sa bienveillance, mais je fus intérieurement bien fâchée qu’il eût choisi un pareil moment pour m’en instruire, parce que les expressions de la reconnaissance que plus tard je lui eusse adressées avec plaisir, et la joie que je ressentais de cet événement me donnaient, pour qui nous regardait, une certaine apparence d’aisance avec lui qui contrastait trop fortement avec l’état de gêne où je me trouvais réellement. Le reste de la journée se passa froidement, comme on se l’imagine bien, et nous partîmes le lendemain.

Un accident qui nous arriva dans le début de notre voyage me donna encore une occasion d’ajouter quelque chose à cet attachement que j’aimais tant à éprouver pour Bonaparte et sa femme. Il voyageait dans la même voiture qu’elle avec l’un des généraux de sa garde. Devant lui était une première voiture qui conduisait Duroc et trois aides de camp. Derrière lui, une troisième pour Mme Talhouet, M. de Rémusat et moi. Deux autres suivaient encore. À quelques lieues de Compiègne, où nous avions visité une école militaire en allant vers Amiens, les postillons qui nous conduisaient nous emportèrent tout à coup avec une telle rapidité que nous fûmes versés violemment. Mme Talhouet reçut une blessure à la tête, M. de Rémusat et moi nous ne reçûmes que quelques contusions. On nous tira de la voiture brisée avec assez de peine. On rendit compte de cet accident à Bonaparte, qui était en avant. Il fit arrêter sa voiture. Mme Bonaparte, épouvantée, montra une grande inquiétude pour moi, et Bonaparte s’empressa de nous

  1. Joseph Bonaparte avait épousé Mlle Julie Clary, fille d’un négociant de Marseille. (P. R.)