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n’a jamais eu en vue son intérêt, du moins elle ne pensait qu’à mettre un lion de plus dans sa ménagerie. Elle ne cherchait ni l’argent, ni une position autre que celle qu’elle occupait. Avoir un salon, n’être jamais seule, être renseignée sur tout et sur tous, elle n’a jamais prétendu à autre chose. Bonne femme au fond et n’ayant jamais fait de mal à personne volontairement. Ce que je n’ai jamais pu comprendre, c’est qu’elle se soit condamnée a l’ennui mortel de recevoir tous les jours de sa vie un certain nombre de personnes, les unes médiocres, d’autres, et c’étaient les pires, fatigantes de prétentions, d’orgueil ou de vanité. M. de Chateaubriand surtout, dans ses dernières années, était devenu insupportable. Elle a travaillé à l’amuser, ce qui était impossible, et, bien entendu, sans le moindre succès. Un de mes amis très intimes a été amoureux d’elle très violemment. C’était un homme d’un caractère très passionné, très capricieux, très original. Petit à petit, elle l’a façonné de telle manière qu’il est devenu doux, poli, bénin, et médiocre comme tout le monde. Chose singulière, elle a détruit le cœur en lui. Lorsqu’elle est morte, il m’a semblé qu’il en éprouvait une sorte de soulagement. Il échappait à des obligations et à des ennuis qui le fatiguaient, mais dont il n’avait pas le courage de se débarrasser. Pour bien comprendre Mme Récamier, il faut connaître l’oisiveté de Paris, le peu d’originalité de caractère et d’esprit de la bonne compagnie. On trouve dans un salon un certain nombre d’opinions et d’idées toutes faites, qu’on prend et qu’on répand ailleurs. C’est un arsenal où l’on va puiser des munitions pour faire du bruit. De là, la gloire pour une femme d’avoir le grand arsenal qui approvisionne tous les autres ; mais il faut se donner une peine extraordinaire. Il faut attirer les gens d’esprit et les retenir. Il faut faire agréer leur esprit à ceux qui n’ont que des titres ou de l’argent. Il faut cajoler tout le monde et surtout savoir s’ennuyer, mentir sans cesse, ne jamais avoir trop d’esprit soi-même, et enfin ne pas être méchant, afin de ne pas avoir un ennemi : un ennemi est toujours dangereux.

« Adieu, madame, je commence à entrevoir la fin de mes tribulations juridiques. Je ne sais dans quelle partie du monde est le lieu que vous habitez. Peut-on aller vous y faire sa cour et vous demander, hélas ! vos commissions pour Paris, car le moment approche où il faut y retourner. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

« P. S. — Dois-je vous rendre le volume ou le remettre à Mlle Minnie ? »