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incertain de son avenir, il hésitait plus souvent entre la montre de certains vices, et du moins l’affectation de quelques vertus.

Après la déclaration de guerre à l’Angleterre, je ne sais qui, le premier, donna à Bonaparte l’idée première de l’entreprise des bateaux plats. Je ne pourrais pas même assurer s’il en embrassa l’espérance de bonne foi, ou s’il ne s’en fit pas une occasion de réunir et de fortifier son armée qu’il rassembla au camp de Boulogne. Au reste tant de gens répétèrent que cette descente était possible qu’il se pourrait qu’il pensât que sa fortune lui devait un pareil succès. Tout à coup d’énormes travaux furent commencés dans nos ports et dans quelques villes de la Belgique ; l’armée marcha sur les côtes ; les généraux Soult et Ney furent envoyés, pour la commander, sur différens points. Toutes les imaginations parurent tournées vers la conquête de l’Angleterre, au point que les Anglais eux-mêmes ne furent point sans inquiétude, et se crurent obligés de faire quelques préparatifs de défense. On s’efforça d’animer l’esprit public par des ouvrages dramatiques contre les Anglais ; on fit représenter sur nos théâtres des traits de la vie de Guillaume le Conquérant. Et cependant on faisait facilement la conquête du Hanovre ; mais alors commençait ce blocus de nos ports qui nous a fait tant de mal.

Dans l’été de cette année, un voyage en Belgique fut résolu. Bonaparte exigea qu’il fût fait avec une grande magnificence. Il eut peu de peine à persuader à Mme Bonaparte de porter tout ce qui contribuerait à frapper les peuples auxquels elle allait se montrer. Mme Talbouet et moi nous fûmes choisies, et le consul me donna 30,000 francs pour les dépenses qu’il nous ordonnait. Il partit le 24 juin 1803, avec un cortège de plusieurs voitures, deux généraux de sa garde, ses aides de camp, Duroc, deux préfets du palais, M. de Rémusat et un Piémontais nommé Salmatoris, et rien ne fut épargné pour rendre ce voyage pompeux.

Avant de commencer cette tournée, nous allâmes passer un jour à Mortefontaine. Cette terre avait été achetée par Joseph Bonaparte. Toute la famille s’y réunit ; il s’y passa une assez étrange aventure. On avait employé la matinée à parcourir les jardins qui sont fort beaux. A l’heure du dîner, il fut question du cérémonial des places. La mère des Bonaparte était aussi à Mortefontaine. Joseph prévint son frère que, pour passer dans la salle à manger, il allait donner la main à sa mère, la mettre à sa droite, et que Mme Bonaparte n’aurait que sa gauche. Le consul se blessa de ce cérémonial qui mettait sa femme à la seconde place, et crut devoir ordonner à son frère de mettre leur mère en seconde ligne. Joseph résista, et rien ne put le faire consentir à céder. Lorsqu’on vint annoncer