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entend manifestement désigner et qui méritait d’être mieux traité par lui. On verra en effet dans la suite de cette étude comment Ampère parlait de Mérimée. Je n’ai pas cru cependant devoir supprimer ces deux lettres, pensant que le jugement (même injuste) d’un homme comme Mérimée sur une femme comme Mme Récamier présentait quelque intérêt.


« British Muséum, 30 mai 1862.

« Madame,

« Je vous remercie beaucoup du livre que vous m’avez envoyé ; j’en ai lu la moitié à peu près. Il m’amuse beaucoup ; d’abord parce qu’il est amusant, ensuite parce que l’auteur s’est placée à un point de vue si différent du mien qu’elle voit les choses les plus drôles du monde, et, selon moi, les plus fausses. Je n’ai connu Mme Récamier que lorsqu’elle avait quarante ans bien sonnés. Il était facile de voir qu’elle avait été jolie, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais pu prétendre à la beauté. Elle avait la taille carrée, de vilains pieds, de vilaines mains ; quant à son esprit, on n’a commencé à en parler qu’assez tard, après que toutes ses autres ressources pour plaire étaient devenues inutiles. Elle a eu pendant sa jeunesse une assez méchante réputation ; dans son âge mûr et dans sa vieillesse, elle a posé pour être une sainte ; mais elle n’a jamais été ni une Ninon de Lenclos, ni une Mme de Maintenon. Je crois qu’elle était absolument dépourvue du viscère nommé cœur. Elle aimait tous les hommages, et quand on aime tout le monde, on est incapable d’aimer un seul homme. Son but a été de dominer sur une petite cour de gens distingués. Elle n’en exigeait pas grand’chose. Une grande assiduité seulement, et l’apparence, plutôt que la réalité, du dévoûment. En revanche, elle savait s’ennuyer avec une grâce parfaite. Elle se faisait lire vingt fois les vers de l’un et la prose de l’autre, et chaque fois c’était des admirations sans bornes. Je ne sais que par les confidences de la génération qui m’a précédé de quelle manière elle s’y prenait pour rendre les gens amoureux. Quand ses yeux n’ont plus été assez beaux, elle a commencé à faire des frais de conversation. Son procédé était si simple qu’il vous paraîtra grossier ; mais ce sont les meilleurs. Elle vous disait à demi-voix, et pour vous seul, que vous étiez l’homme le plus extraordinaire du siècle. La manière de parler était calculée. Les premiers mots de chaque phrase étaient prononcés avec une vivacité extraordinaire, et semblaient une sorte d’aveu arraché par l’enthousiasme. La fin de la phrase se disait plus lentement et avec une sorte de pudeur, qui faisait encore plus d’effet sur les vanités les plus blasées. Il est juste de dire qu’en cherchant à gagner le monde, elle