Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/744

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et demi, qui s’aimaient et étaient même tendres et galans l’un pour l’autre. Il me semble qu’en Angleterre l’esclavage des femmes est pire que partout ailleurs. Je crois que les femmes ont rarement des amans, parce qu’elles ont peur de perdre leur caste, mais le diable n’y perd rien. Elles sont très malheureuses : elles ont des tentations, n’y succombent point, et meurent incertaines s’il ne valait pas mieux succomber que résister. Observez qu’un soldat qui se comporte bien au feu est fait caporal, mais il n’y a pas de récompense pour les femmes vertueuses, car on n’admet pas qu’elles puissent être autrement.

« Vous me parlez d’enfans, madame, et vous dites que c’est un très grand bonheur. Je suis trop vieux pour me marier, mais je voudrais trouver une petite fille toute faite à élever. J’ai pensé souvent à acheter un enfant à une gitana, parce que, si mon éducation tournait mal, je n’aurais probablement pas rendu plus malheureuse la petite créature que j’aurais adoptée. Qu’en pensez-vous ? Et comment se procurer une petite fille ? Le mal, c’est que les gitanas sont trop brunes et qu’elles ont des cheveux comme du crin. Pourquoi n’avez-vous pas une petite fille avec des cheveux d’or à me céder ?

« L’empereur Nicolas vient de faire un bien beau trait. Croyez-vous que la grippe ait l’honneur de ce dénoûment toute seule ? Jusqu’à preuve du contraire, je pense qu’il a mangé quelque chose qui lui aura fait mal. Il venait d’ôter à la noblesse russe tant de paysans que la mauvaise humeur a bien pu gagner son cuisinier. Si la paix se fait à présent, l’Europe l’aura échappé belle. Une guerre politique qui ne devient pas révolutionnaire me semblait chose impossible au XIXe siècle. Maintenant, tout le monde se trouvant plus ou moins écorné, je ne vois pas trop pourquoi on ne ferait pas la paix. En attendant, nous nous préparons toujours à la guerre. L’autre jour l’empereur a donné à dîner aux officiers de la garde qui vont en Crimée ; l’impératrice, fort émue, leur a dit adieu, ajoutant qu’elle espérait les revoir tous, et elle s’est mise à pleurer. Un petit sous-lieutenant s’est écrié : Pas tous, j’espère ! — Les officiers veulent de l’avancement, mais les peuples ne demandent, je crois, qu’à rester comme ils sont.

« Adieu, madame ; avant que j’aille vous voir à Kensington, ne viendrez-vous pas au-devant de M. Senior au mois de mai ? En attendant, j’espère que vous serez assez bonne pour me donner de vos nouvelles. — Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

« P. S. — Mon chat noir est mort, et je n’ai plus une bête pour me tenir compagnie. »