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Bâvière, où l’on crevait fort du choléra. Le gouvernement ne voulait pas que ses sujets bussent de la bière, qui lui semblait cholérique, ni qu’ils dansassent en plein air, en sorte que le seul divertissement des pauvres Muniquois était d’entendre de la musique d’enterrement. Quand je me suis senti gagner par l’influence, je me suis échappé en Bohême où j’ai retrouvé la force des lions et mangé de la cuisine slave qui est remplie de mérite. Puis je suis venu dans cette jolie ville de Vienne, qui me paraît une antichambre du paradis. Je compte pourtant en partir cette semaine pour m’en retourner en France par Berlin.

« Je ne suis pas trop content de ce que vous dites à propos du choléra et de votre axiome turc : When one’s time cornes, one will die. Il faut se défendre tant qu’on peut. Or pour le choléra la chose est facile. Il est assez poli pour ne jamais vous rendre visite en personne sans s’être fait annoncer. A la plus légère indisposition en temps de choléra, il faut se mettre au lit, boire chaud, prendre un peu d’opium, et ne sortir que lorsqu’on est parfaitement remis. Suivez mon conseil, et vous ne vous laisserez pas attraper par ce vilain mal. Songez que, si vous le défiez, il n’y aurait plus au monde de cheveux d’or que dans Homère, et ce serait trop grand dommage.

« Je lirai Ruth, puisque vous l’exigez. Ma grande objection est le nom du roman, et la crainte qu’il me laisse triste. Je le suis si souvent que je n’aime pas chercher de nouvelles occasions d’avoir les blue devils. Cependant je lirai Ruth, et je penserai après l’avoir lu, pour faire diversion, aux agréables momens que j’ai passés à Kensington. Voilà pour répondre aux méchancetés de votre lettre et au reproche immérité de manquer de mémoire.

« Adieu, madame, veuillez agréer mes respectueux hommages et me rappeler au souvenir des aimables habitans et habitantes de Kensington. »


« Paris, 5 mars 1855.

« Madame,

« M. Senior m’a remis Ruth. Je vais lire ce divin roman avec toute l’attention qu’il mérite, et je vous dirai ce que j’en pense, mais je n’ai pas voulu attendre plus longtemps à vous en remercier. A vous dire la vérité, je crains que le sujet ne soit pas aussi nouveau pour moi qu’il doit l’être pour un Anglais. Nous autres continentaux, nous n’avons pas tant de préjugés que vous, et ce qui passe en Angleterre pour de l’audace est quelque chose de fort simple en France. Le mal vient de votre église, et de plus loin encore. On a imaginé de faire un sacrement de ce qui n’aurait jamais dû être qu’une convention sociale. Dans le midi de l’Europe, et surtout dans ma chère