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maître, c’est qu’il se livra, ou feignit de se livrer, à un dévoûment sans bornes, qu’il témoignait par une admiration complète, dont Bonaparte ne put se défendre d’être flatté. Ce ministre poussa même si loin la recherche de la flatterie qu’on assurait que, lorsqu’il voyageait avec l’empereur il avait soin de laisser à sa femme des modèles de lettres qu’elle copiait soigneusement, et dans lesquelles elle se plaignait de ce que son mari était si exclusivement dévoué à son maître qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en concevoir de la jalousie. Et comme, durant les voyages, les courriers remettaient toutes les lettres chez l’empereur même, qui s’amusait souvent à les décacheter, ces plaintes adroites produisaient très directement l’effet qu’on s’en était promis.

Lorsque M. Maret fut ministre des affaires étrangères, il se garda bien de suivre l’exemple de M. Talleyrand, qui disait souvent que, dans cette place, c’était surtout avec Bonaparte lui-même qu’il fallait négocier. Mais au contraire, entrant dans toutes ses passions, toujours surpris que les souverains étrangers osassent s’irriter quand on les insultait, et s’efforçassent d’opposer quelque résistance à leur ruine, il affermissait sa fortune souvent aux dépens de l’Europe, dont un ministre désintéressé et habile eût essayé de prendre les justes intérêts. Il avait, pour ainsi dire, toujours un courrier tout prêt chez lui, pour aller porter à chaque souverain les premiers accens de colère qui échappaient à Bonaparte lorsqu’il apprenait quelque nouvelle qui l’enflammait. Cette coupable complaisance a été au reste quelquefois nuisible à son maître. Elle a causé plus d’une rupture dont on s’est repenti, après la première violence passée, et peut-être même a-t-elle contribué à la chute de Bonaparte ; car, lors de la dernière année de son règne, tandis qu’il hésitait à Dresde sur le parti qu’il devait prendre, Maret retarda de huit jours la retraite qu’il était si important de faire, en n’osant pas avoir le courage d’apprendre à l’empereur la défection de la Bavière, dont il était si important qu’il fût instruit.

C’est peut-être ici le cas de raconter une anecdote relative à M. de Talleyrand, qui prouve à quel point cet habile ministre savait comment il fallait agir avec Bonaparte, et combien aussi il était maître de lui-même :

La paix se traitait à Amiens entre l’Angleterre et la France au printemps de 1802. Quelques nouvelles difficultés survenues entre les plénipotentiaires donnaient quelque inquiétude. Bonaparte attendait avec impatience le courrier. Il arrive, et apporte au ministre des affaires étrangères la signature tant désirée. M. de Talleyrand la met dans sa poche, et se rend auprès du consul. Il paraît devant lui avec ce visage impassible qu’il conserve dans toute occasion. Il