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devait l’excuser plus qu’un autre ; mais en même temps j’avouais qu’elle me semblait manquer à sa dignité, quand elle cherchait dans l’espionnage de ses valets la preuve de l’infidélité qu’elle soupçonnait. Bonaparte ne manquait point de redire à Mme Bonaparte que je la blâmais, et alors je me trouvais en butte à des explications sans fin entre le mari et la femme, dans lesquelles j’apportais toute la vivacité de mon âge, et le dévoûment de l’attachement que j’avais pour tous deux.

Tout cela produisit une suite de paroles et de petites scènes dont les détails se sont effacés de ma mémoire, où je vis Bonaparte tour à tour impérieux, dur, défiant à l’excès, puis tout à coup ému, amolli, presque doux, et réparant avec assez de grâce des torts ; dont il convenait, et auxquels il ne renonçait pas pourtant. Je me souviens qu’un jour, pour rompre le tête-à-tête qui le gênait sans doute, m’ayant gardée à dîner en tiers avec sa femme, fort échauffée précisément parce qu’il lui avait déclaré que désormais il habiterait la nuit un appartement séparé, il s’avisa de me prendre pour juge dans cette étrange question : si un mari était donc obligé de céder à cette fantaisie d’une femme qui voudrait n’avoir jamais d’autre lit que le sien ? J’étais assez peu préparée à répondre, et je savais que Mme Bonaparte ne me pardonnerait pas de ne pas décider pour elle. Je tâchai d’éluder ma réponse, et de me tenir sur ce qu’il n’était guère possible, ni même bien décent, que je me mêlasse de déterminer ce fait. Mais Bonaparte, qui aimait assez d’ailleurs à embarrasser, me poursuivit vivement. Alors je ne trouvai d’autre parti pour m’en tirer, que de dire que je ne savais pas trop précisément où devaient s’arrêter les exigences d’une femme et les complaisances d’un mari ; mais qu’il me semblait que tout ce qui donnerait à croire que le premier consul changeait quelque chose dans sa manière de vivre ferait toujours tenir des propos fâcheux, et que le moindre mouvement qui arriverait dans le château nous ferait tous beaucoup parler. — Bonaparte se mit à rire, et me tirant l’oreille : « Allons, me dit-il, vous êtes femme, et vous vous entendez toutes. »

Mais il ne s’en tint pas moins à ce qu’il avait résolu, et depuis cette époque, il s’arrangea pour habiter un appartement différent. Cependant il reprit peu à peu des manières plus affectueuses avec elle, et elle de son côté, plus tranquille, se rendit au conseil que je ne cessais de lui donner de dédaigner une rivalité indigne d’elle. « Il serait bien assez temps, lui disais-je, de vous affliger, si c’était parmi les femmes qui vous entourent, que le consul fît un choix, ce serait alors que vous auriez de vrais chagrins, et moi, plus d’un tracas. » Deux ans après, ma prédiction ne fut que trop réalisée, et particulièrement pour moi.